Nos souvenirs du village

Dans un tout autre registre, celui du regard d’habitants sur leur commune, on peut aussi savourer le récit de Jean-Pierre Delhomme sur son village dans les années 1930 :

« En ce temps-là, Blanquefort, petit village de 2 500 habitants à peine, avait une population qui se répartissait de la façon suivante : Les propriétaires de domaines et grosses maisons bourgeoises : Dulamon, Gilamon, Dehez, Maurian, Tujean, Dillon, Linas, Cambon, Saint-Ahon, Fongravey, Grattequina, etc. qui employaient de nombreux employés, hommes et femmes, aux travaux nécessaires à l’exploitation des terres, bois et vignobles, et à l’entretien des bâtiments, aux travaux domestiques, et parfois à l’élevage de chevaux et de vaches laitières. Le plus souvent, la gestion de ces domaines était confiée à des régisseurs-intendants ou hommes de confiance habitant la commune, les propriétaires ayant quant à eux d’autres activités à Bordeaux ou ailleurs. Les artisans : ils étaient nombreux et leurs activités s’étendaient souvent au-delà des limites de la commune ; Blanquefort, chef lieu de canton, se trouvait à la fois tout près de Bordeaux et des grands chais du négoce des vins du quartier des Chartrons et à l’entrée du Médoc et de ses châteaux.

Outre les métiers traditionnels liés à la construction et à l’entretien des bâtiments : maçons, charpentiers, menuisiers, couvreurs, serruriers, peintres, tapissiers, plombiers-zingueurs, mécaniciens, etc., de nombreux autres plus concernés par les activités agricoles et par l’économie locale connaissaient une certaine prospérité tels que les charrons, forgerons, les fabricants et réparateurs de charrettes, tombereaux et brouettes, tonneliers, bourreliers, selliers, maréchaux-ferrants ; toutes ces petites entreprises artisanales occupaient aussi du personnel local, apprentis et ouvriers confirmés. On peut encore classer dans cette catégorie quelques ateliers de couture et broderies utilisant du personnel féminin et surtout ne pas oublier les salons de coiffure hommes et dames dont chacun connaît l’importance dans la vie locale.

Les commerçants : essentiellement répartis à Blanquefort-bourg et à Cachac, les commerces répondaient aux besoins locaux et connaissaient une certaine prospérité. On trouvait : des épiceries de proximité avec produits alimentaires et accessoires divers nécessaires à la vie des familles telles que balais, sabots, pantoufles et autres objets usuels, des merceries bien assorties, des pharmacies, le marché place de l’église, quelques magasins spécialisés tels que la quincaillerie avec vente de produits d’entretien, de traitement des végétaux et de la vigne ainsi que des semences diverses, des commerces de vente de grains et issues pour l’élevage ; des bureaux de tabac avec vente de fournitures pour la chasse et la pêche, un marchand de bois et charbon, et enfin, les cafés et bistrots, le lieu de passage incontournable qui affichait « complet » chaque dimanche avec les joueurs de manille, de belote ou de billard quand il y en avait un. La population laborieuse : de loin la plus importante, elle comportait des ouvriers agricoles aux gens de maison qui travaillaient dans les domaines déjà cités, des ouvriers de chais employés dans le négoce du vin bordelais au quartier des Chartrons, des employés occupant des postes divers à l’usine à gaz ou à la sucrerie à Bordeaux- Bacalan ou encore à la poudrerie de Saint-Médard. Tous ou presque se rendaient sur les lieux de leur travail à bicyclette ou bien quand ils le pouvaient en empruntant le tramway ou le train.

Je ne saurais terminer cette déjà longue description sans évoquer les églises très fréquentées à l’époque avec messe chaque matin à 7 h, trois offices le dimanche, grande cérémonie avec orgue et chœurs de chant, processions dans les murs de la ville avec reposoirs, jonchées de fleurs, draps décorés tendus tout le long des murs des maisons, bref une vie religieuse très intense. À noter que la commune disposait de deux églises, une au bourg de Blanquefort et une au bourg du quartier de Cachac. Le prêtre célébrait les offices au bourg étant curé doyen, l’autre prêtre étant curé de Cachac, chacun dans son presbytère.

Enfin, s’agissant des services publics indispensables à la vie locale et que la totalité des habitants de tous âges fréquentaient nécessairement à un moment ou à un autre de la vie : la mairie avec un secrétaire, une employée de bureau, un garde champêtre et deux cantonniers, la poste avec un receveur, une employée et trois facteurs, les écoles de Blanquefort bourg et Cachac, avec 7 ou 8 classes au total, garçons et filles séparés, et les directeurs et enseignants correspondant (tous ces chiffres ne sont pas certains mais très proches de la réalité). Voilà, à grands traits décrit le décor dans lequel vivaient Justin et Céline, mes grands-parents, dans les années 1930… qui a été celui de l’enfance et d’une grande partie de l’adolescence de la génération qui est la mienne et dont je partage encore les souvenirs avec quelques anciens et anciennes qui tout comme moi ont connu cette vie sans grand confort mais saine, et ont aussi parfois participé largement par leurs engagements divers à l’évolution du petit village de jadis sans jamais oublier les racines qui étaient les leurs, celle de leurs parents et grands-parents avant eux ». (Notes familiales H. Bret)

D’autres, comme Madame Demonti, ont puisé dans leurs souvenirs pour faire revivre aussi ces années-là :

« Je vais essayer de vous décrire la commune de Blanquefort en 1939. Je commencerai tout d’abord par le charmant village de Solesse où j’ai habité pendant plusieurs années. C’était un petit village d’une quinzaine de maisons habitées par des gens plutôt d’un certain âge. La vie s’y déroulait paisiblement. Pourtant on ne peut pas dire que les gens s’entendaient très bien entre eux.

C’était surtout par rapport à l’eau. Comme dans bien des endroits avant la guerre, il n’y avait pas d’eau courante et il n’y avait qu’un seul puits sur la place du village. Or ce puits était très profond. Et lorsqu’arrivaient les mois d’été, bien souvent il se trouvait plutôt à sec. Or l’eau était indispensable à la vie de tout un chacun, elle servait aussi bien pour faire le manger, pour la toilette, arroser le jardin, faire la lessive, chacun des habitants avait sa corde à lui. C’était souvent les hommes qui l’amenaient sur l’épaule afin de puiser l’eau, mais il arrivait que ce soit aussi des femmes, portant un seau de chaque côté. Il y en avait qui habitaient assez loin de ce puits, notamment la famille Dugrava. Alors pour compenser ce manque d’eau durant les mois d’été et même souvent pendant les autres saisons car c’était assez pénible, à chaque maison en principe au coin où il y avait la dalle qui descendait des toits, il y avait de vieilles barriques ou de vieux fûts en fer et l’on récupérait ainsi l’eau qui s’écoulait des toitures et qui servait surtout à arroser les jardins.

Mais dés que l’eau commençait à se faire assez rare, il y avait des hommes qui descendaient avec des brouettes et des récipients à la Jalle qui se trouvait en bas d’une descente assez rude surtout pour la remonter. Et dés le printemps les femmes chargeaient la lessiveuse sur une brouette et allaient laver le linge en bas de cette dite Jalle. Moi, j’adorais cela, on se mettait les pieds dans l’eau et on frottait. Les femmes étendaient le linge sur l’herbe afin qu’il blanchisse beaucoup mieux.

Bien des hommes travaillaient à Bordeaux, ils partaient le matin de fort bonne heure en bicyclette et pour toute la journée. Les femmes restaient à la maison, je ne me souviens pas qu’il y en ait qui travaillaient en dehors parce que beaucoup de ces ménages étaient propriétaires de leurs maisons et quelques-uns avaient des vignes : ils faisaient leur vin eux-mêmes.

Je vous parlerai par exemple de M. et Mme Haugas, ils avaient une très jolie maison, très bien meublée. Oh, ils approchaient de la soixantaine, lui était cantonnier sur la commune de Blanquefort, et elle s’occupait beaucoup de la vigne, de ses chrysanthèmes qui étaient fort beaux et qu’elle allait vendre à la Toussaint à la porte du cimetière.

Et mis à part la radio - qui n’était pas dans toutes les familles d’ailleurs - il n’avait pas beaucoup de loisirs : c’était leur jardin, leur vigne, leurs arbres fruitiers. Et dans ce village, il y en avait qui n’avait même pas l’électricité, ils s’éclairaient à la lampe à pétrole. Il y avait aussi un couple qui me semblait assez avancé en âge, la bonne soixantaine : lui était retraité de la Gendarmerie, il possédait une voiture. Je me souviens qu’elle était grise. Ils avaient aussi des artichauts à la Palu. Alors, ils s’en allaient souvent pendant plusieurs mois au moment de la saison afin de s’occuper de ces artichauts et la maison restait fermée.

Il y avait M. Pauly qui était ébéniste et qui faisait des meubles dans une grande pièce qui donnait sur la place du village.

Au moment des vendanges, en principe, les gens s’entraidaient pour ramasser le raisin. Et mis à part que les hommes allaient travailler à Bordeaux, les femmes n’y allaient pas souvent. Elles faisaient toutes leurs emplettes au bourg de Blanquefort ou bien alors, il y avait un marchand ambulant qui passait avec une sorte de fourgon : il s’appelait M. Pertou, il vendait des bleus de travail, des caleçons, des chemises, des tabliers pour les femmes, enfin tout un tas de choses pour se vêtir.

Il y avait aussi les Quatre-Ponts où le dimanche bien des familles venaient en bicyclettes, en tandems. Alors, à gauche de la route qui s’en va vers le Médoc, il y avait les hommes qui pêchaient. A droite, on pouvait se baigner. Des familles entières venaient là. Il y avait une sorte de buvette en planches. Parfois il y avait de la musique, un phonographe ou un accordéon, et les gens dansaient. Ils étalaient leurs nappes ou leurs couvertures par terre pour manger. En fait, il y avait beaucoup de villages très agréables mais pour moi ça reste Solesse.

Il y avait pourtant le village d’Andrian, le grand Maurian, le Petit Maurian, les Pins et d’autres dont j’ai oublié le nom. Il y avait le château du Diable qui était fort délabré, et, mis à part des enfants qui allaient jouer là, personne ne s’en préoccupait. Les grottes de Majolan aussi, c’était à l’abandon et là encore il n’y avait que des enfants, en principe, qui allaient y jouer. C’étaient des dépendances du château Dulamon ».