Les patates sous l’Occupation 

Voici deux documents concernant la fameuse pomme de terre d’Eysines qui défraya la chronique en juin 1944 (il reste deux mois d’occupation) ; le style de la réponse du préfet est un chef d’œuvre de diplomatie.

La Feldkommandantour au préfet 

Lettre de la Feldkommandantur 529 au préfet de Gironde au sujet du recensement de la récolte de pommes de terre nouvelles. Bordeaux 20 juin 1944.

Au début de la récolte de pommes de terre nouvelles, commencement juin, vous avez été invité personnellement à prendre immédiatement toutes les mesures pour recenser complètement la récolte de pommes de terre nouvelles et la tenir prête pour le ravitaillement de la ville de Bordeaux. Bien qu’on puisse compter avec une récolte totale d’environ 3 000 tonnes, à peine 400 tonnes ont été recensées jusqu’à ce jour. Si tout n’est pas fait immédiatement pour améliorer et accélérer le recensement, une grande partie des pommes de terre ne sera pas livrée. En raison des difficultés de ravitaillement existantes, les quantités de pommes de terre doivent être recensées par tous les moyens et dans tous les cas. Je vous prie donc de vous assurer qu’au 10 juillet, 2 500 tonnes de pommes de terre nouvelles soient livrées.

À cet effet, les mesures suivantes entre autres sont à prendre :

1- Il y a lieu de vérifier en détail, conjointement avec les organisations de producteurs, les quantités livrées jusqu’à ce jour et d’établir à nouveau pour chaque producteur les quantités de pommes de terre à fournir jusqu’au 10 juillet.

2- Les producteurs déclarent, par suite de la majoration sans borne des frais généraux, être contraints de réaliser une partie de leurs pommes de terre au marché noir. Il devra donc être prévu immédiatement des moyens d’exploitation nécessaires, en particulier du fourrage au prix fixé. Le foin indispensable à cet effet est, si nécessaire, à fournir par les commissions d’approvisionnement. Il peut être attribué sous forme de primes de livraison. Le foin peut effectivement être mis à disposition, étant donné qu’il a été offert jusqu’à ce jour, par les communes avoisinantes, à 30 et 40 francs le kg. Il est à approvisionner au prix régulier. Également par l’approvisionnement d’autres moyens d’exploitation, en particulier par les engrais chimiques, les jardiniers doivent être soutenus mieux que par le passé.

3- En collaboration avec les organismes de producteurs, il y a lieu d’effectuer un contrôle renforcé. Les retardataires et les infractions seront sanctionnés sans considération.

Il y a lieu de me confirmer par retour de courrier, au plus tard jusqu’au 24 juin, ce qui a été entrepris dans chaque cas pour garantir la livraison des pommes de terre.  Pour le Feldkommandant, Dr Herbolt CSAM.

Le Préfet à la Feldmommandantour 

Lettre du préfet délégué de la Gironde Boucoiran à la Feldkommandantur 529 (groupe administratif) au sujet de la récolte de pommes de terre nouvelles. Bordeaux 24 juin 1944.

Ref :    1° Votre communication téléphonique du 1er juin 1944,

2° Votre lettre du 20 juin 1944.

À la date du 1er juin, vous m’avez signalé que des pommes de terre de primeur seraient vendues par des maraîchers à des prix illicites alors que l’arrachage en était encore interdit et vous m’avez invité à faire procéder à toutes opérations utiles en vue de mettre un terme à ces abus. J’ai l’honneur de vous faire connaître que, bien qu’aucun compte rendu ne vous ait été fait à la suite de votre intervention, je me suis nullement désintéressé de la question. C’est ainsi que, dès le 2 juin, dans la matinée, était effectuée une opération de contrôle de la circulation à laquelle participaient 8 contrôleurs : 6 du service général, 2 du contrôle des ressources.

Les 6 premiers opéraient par groupe de 2 sur les points suivants :

Barrière du Médoc

Barrière Saint-Médard

Allées de Chartres (terminus du tramway en provenance d’Eysines)

Les 2 derniers étaient placés à la sortie d’Eysines, en direction de Bordeaux.

Les seules infractions constatées le furent par les contrôleurs des prix qui verbalisèrent 2 particuliers qui transportaient des quantités respectives de 15 et 20 kg de pommes de terre de primeur. Les fuites semblaient être beaucoup moins graves que vous avez voulu me le dire.

Malgré tout et compte tenu de certains renseignements qui m’avaient été donnés selon lesquels les fraudes commises pourraient être pratiquées par des maraîchers qui dissimuleraient des sacs de pommes de terre de primeur au fond des paniers qu’ils transportent 2 ou 3 fois par semaine au marché des Capucins et qu’ils recouvriraient d’autres légumes, une vaste opération de police, à laquelle participaient conjointement le service de contrôle des prix, la brigade régionale de police économique et le contrôle des ressources, fût décidée dans l’après midi du mardi 6 juin, au marché des Capucins. Le contenu de plus de 300 paniers de maraîchers fut vérifié sans qu’il ait été possible de trouver la moindre pomme de terre.

La même opération fut renouvelée, mais avec moins d’ampleur, dans l’après midi du samedi 10 juin ; elle ne donna pas d’avantage de résultat. Depuis lors, il a été procédé à de nombreux contrôles sur routes, pour s’assurer que les pommes de terre ne prenaient pas une autre destination que celle du marché des Capucins où elles doivent être normalement apportées par les producteurs. Ces contrôles sont effectués :

1°- par la brigade régionale du « marché noir », en collaboration avec la gendarmerie ;

2°- par un contrôleur détaché spécialement à Bordeaux par le comité central de ravitaillement des pommes de terre, qui, grâce à la motocyclette qu’il possède, opère quotidiennement sur les routes de la ceinture maraîchère de Bordeaux, et qui, de plus, surveille les apports sur le marché même.

Tous ces contrôles n’ont donné lieu, en dehors des deux très minimes infractions mentionnées plus haut, à la constatation d’aucune fuite de pommes de terre de primeur. Ils seront néanmoins poursuivis jusqu’à la fin de la campagne et, si le besoin s’en faisait sentir, intensifiés ; mais il est bien évident que les maraîchers se sentent surveillés et que si des ventes irrégulières se produisent, elles doivent être, à l’heure actuelle, pratiquement négligeables.

Par ailleurs, vous m’avez prié, par votre lettre du 20 courant citée en référence, de prendre toutes mesures nécessaires pour qu’à la date du 10 juillet 2 500 tonnes, au minimum, soient livrées sur une récolte totale que vous estimez à 3 000 tonnes. Je crois devoir vous faire observer que le chiffre de 3 000 tonnes mis en avant a le caractère d’une évaluation et que, d’autre part, l’imposition à réaliser par les producteurs n’est que 2 325 tonnes, chiffre correspondant aux contrats souscrits par les producteurs sur la base de 4 pour 1.

Il y a lieu de tenir compte que, si dans les terrains de marais, la récolte est, dans certains cas, supérieure à 4 pour 1, il n’en est pas de même dans les terrains de graves, où elle ne dépasse pas en général 2 pour 1. Votre injonction conduirait donc à obliger les producteurs à livrer la totalité de leur récolte avant le 10 juillet. Consultés sur ce point, les techniciens m’ont fait connaître qu’il apparaissait particulièrement difficile d’obliger tous les producteurs à livrer l’intégralité de leur récolte à la date que vous avez fixée ; en raison du manque de main d’œuvre dont souffrent certains d’entre eux. Il importe, d’autre part de considérer que, de tout temps, les livraisons de pommes de terre de primeur provenant de la ceinture maraîchère de Bordeaux ont été échelonnées sur les mois de juin et juillet. C’est ainsi que mon arrêté du 21 juillet 1943 fixait la date limite de livraison des impositions en pommes de terre de primeur pour la campagne écoulée.

D’ailleurs, pratiquement, la plus grosse partie des pommes de terre sera fournie aux environs du 10 juillet, puisque les maraîchers se trouvent dans l’obligation de libérer leurs terrains pour les préparer en vue de la plantation de choux et des ensemencements de carottes d’automne qui doivent, pour donner de bons résultats être terminés pour le 15 juillet.  Un autre élément pousse les maraîchers à se libérer au plus tôt de leurs obligations de pommes de terre puisque, alors que celles-ci leur sont payées 586 francs le quintal jusqu’au 29 juin, le prix passera à 580 francs jusqu’au 9 juillet pour aller dégressive ment par la suite.

Il est même permis de se demander si l’intérêt général ne commande pas, au contraire, de laisser les maraîchers libres de choisir la date de leurs livraisons. En effet, d’une part, les ondées comme celles de ce jour ne manqueront pas d’avoir une heureuse influence sur le développement des tubercules et, partant, amèneront une augmentation du tonnage fourni. D’autre part, la fixation au 10 juillet de la date limite des livraisons va faire que les consommateurs vont recevoir leurs distributions de pommes de terre, dont la conservation est assez limitée sur une courte période, et pourront se trouver par la suite, pendant de longs jours, sans recevoir aucune ration de cette denrée, en raison de la faiblesse des arrivages extérieurs.

Il apparaît donc préférable d’échelonner au maximum les livraisons des producteurs. Néanmoins, pour concilier à la fois le désir que vous m’avez exprimé et les intérêts des diverses parties en cause, j’ai, par arrêté en date de ce jour, prescrit que les maraîchers seraient astreints à livrer avant le 10 juillet les ¾ de leur imposition, et le 31 juillet au plus tard, la totalité de cette imposition.

À la date de ce jour, d’après les renseignements qui m’ont été fournis par le comité central de ravitaillement des pommes de terre, 680 tonnes auraient été livrées, alors que 1 200 tonnes l’avaient été à la même date, l’année dernière ; mais il faut observer que l’arrachage avait été autorisé, lors de la campagne écoulée, à dater du 31 mai, tandis que cette année, le dit arrachage n’a été permis qu’à partir du 5 juin. La cadence des apports est donc sensiblement la même. À noter que les livraisons de ce jour ont été de 93 tonnes, chiffre qui n’avait pas encore été atteint, ce qui montre bien que les maraîchers accentuent leurs arrachages.

En outre, j’ai invité M. le délégué départemental du comité central de ravitaillement des pommes de terre, qui détient une fiche individuelle par producteur, faisant apparaître :

a/ le montant de l’imposition,

b/ le montant des livraisons quotidiennes, à me donner, d’urgence, la liste des maraîchers qui n’ont livré, à ce jour, que des quantités insuffisantes, de manière à pouvoir adresser une lettre à ces derniers, les invitant à accroître leurs livraisons. De plus, les producteurs qui, à la date du 10 juillet, n’auront pas livré les ¾ de leur contingent, recevront une mise en demeure d’avoir à régulariser leur situation sous huitaine, sous peine de sanctions.

D’autre part, la mise à la disposition des maraîchers, au prix de la taxe du foin qui est indispensable à la nourriture de leurs chevaux, et qui pourrait leur être attribué au besoin sous forme de prime de livraisons, a été décidée antérieurement à la réception de votre note, puisqu’au cours de sa séance du 12 courant, la commission départementale d’arbitrage en matière d’impositions agricoles a décidé de mettre en place, dans le département, une surimposition de foin de l’ordre de 200 tonnes, et de réserver le produit de cette collecte aux maraîchers, proportionnellement à la livraison au ravitaillement général d’excédents de pommes de terre de primeurs qu’ils pourront effectuer. Cette surimposition a été répartie au cours de la séance de la commission départementale de répartition de l’imposition de foin, qui s’est tenue le lendemain. Une nouvelle réunion doit avoir lieu le samedi 24 courant à la direction départementale du ravitaillement général, en vue de la mise au point définitive et de la réalisation pratique de cette mesure dont le principe a été admis.

En ce qui concerne l’approvisionnement des maraîchers en engrais chimiques, le concours de l’administration leur a toujours été acquis, et c’est par suite de circonstances indépendantes de ma volonté que les 40 tonnes de nitrate de chaux qui avaient été attribués aux maraîchers dans le courant de janvier 1944, n’ont pu leur être effectivement distribuées qu’il y a un mois environ, c'est-à-dire trop tard pour l’ensemencement des pommes de terre de primeurs. Ces producteurs ont donc la possibilité de conserver ces engrais pour la prochaine campagne de pommes de terre de primeurs, étant données surtout les difficultés sans cesse accrues auxquelles on se heurte en ce domaine, puisque, d’après les renseignements qui m’ont été fournis, 150 tonnes d’engrais destinées aux maraîchers au cours des mois de mai, juin et juillet, pour la distribution desquelles vous étiez intervenu, ne pourra sûrement pas être effectuée aux dates prévues, en raison du bombardement de l’office national industriel de l’azote à Toulouse, qui ne reprendrait sa fabrication qu’au mois d’août.

J’ajoute enfin que les sanctions prévues par la loi du 5 novembre 1943, relative aux amendes administratives et professionnelles en matière de déclaration et de collecte des produits agricoles nécessaires au ravitaillement, seront appliquées, dès le 1er août, aux producteurs qui n’auraient pas rempli leurs obligations. Je crois également devoir vous faire part d’une demande de dérogation à l’heure actuelle du couvre-feu, dont m’ont saisi les maraîchers de la région d’Eysines, qui rentrent souvent tard de leurs champs pour effectuer les ramassages en vue des livraisons de pommes de terre du lendemain.

J’ajoute qu’au cours de la réunion que j’ai tenue dans mon cabinet, dès réception de votre lettre du 20 juin courant, et qui groupait toutes les personnalités intéressées à la question, il a été signalé que des vols assez importants se seraient produits au cours des nuits dernières dans cette même région. D’après ces personnalités, quelques éléments d’unités cantonnées dans ces localités pourraient ne pas être étrangers à ces vols.

J’invite l’Intendant du maintien de l’ordre à faire effectuer une surveillance toute particulière, en ce qui concerne les civils qui pourraient se livrer à ces vols. Peut-être estimerez-vous utile de demander aux services compétents de la Feldgendarmerie de joindre leur surveillance à celle de la police française J’ai tout lieu de penser que les explications ci-dessus fournies répondent entièrement à vos préoccupations, qui sont, d’ailleurs, les miennes, car elles tendent à faire bénéficier les populations de l’agglomération bordelaise du maximum de pommes de terre récoltées dans la banlieue.

Signé : le préfet délégué, L. Boucoiran.

Textes recueillis par Michel Baron.