Le bâti vernaculaire 

Que devient le bâti vernaculaire de la périphérie de Bordeaux ?

Comme autour de tout noyau urbain important et vivant, la périphérie de Bordeaux subit une pression financière très forte qui menace de faire disparaître les témoins de son passé rural. Pourtant, grâce notamment aux zones inondables qui conservent des activités de maraîchage, élus locaux et habitants prennent actuellement conscience de l'intérêt de sauvegarder son caractère rural. [bâti vernaculaire : construction propre à la région].

L'urbanisation des banlieues bordelaises est un phénomène amorcé dès la fin du 19e siècle. La création de lignes de tramways électriques permet alors à certains citadins d'éloigner leur résidence de leur lieu de travail. En outre, la banlieue devient une aire de loisirs : les cartes postales de la Belle époque en témoignent qui nous montrent les anciens moulins à eau, condamnés par la concurrence des minoteries industrielles, reconvertis en guinguettes. Les gens de la ville viennent s'y promener, pêcher dans la rivière, canoter sur les retenues du moulin. Le Moulin Blanc à Eysines sur la Jalle, petite rivière au nord de Bordeaux, est un témoin de cette conversion et accueille encore aujourd'hui des réunions familiales ou associatives.

Cette conquête de sa banlieue par Bordeaux se traduit dans l'architecture : les maisons de vignerons et de maraîchers s'embourgeoisent un peu. Leurs façades en pierre de taille s'ornent de pilastres encadrant les portes surmontées d'impostes néoclassiques. Des corniches à denticules font transition avec le toit de tuiles canal. Si les maisons des villages sont encore qualifiées d' « échoppes » comme celles des ouvriers bordelais, elles ont un plan totalement différent. Alors que les échoppes urbaines, bâties sur cave, ont une façade très étroite, les maisons de maraîchers, de plain-pied sans cave, présentent une façade très large. Elles sont séparées de la rue par un petit jardin d'agrément clos par une grille en fonte. À l'arrière, une petite cour les sépare de la grange en briques flammées qui abritait le cheval, la charrette jardinière, le lavoir à légumes ; à l'étage, la réserve de cageots et un grenier meublé d'étagères pour faire germer les plants de pommes de terre auquel on accède par une baie dans le pignon.

À côté de ces maisons de maraîchers, les maisons de vignerons sont généralement implantées perpendiculairement à la rue. L'ouverture qui donne accès au pressoir, la « tampe », est surélevée au niveau du plancher de la charrette afin de faciliter le transfert de la vendange. Les banlieues de Bordeaux étaient donc des lieux de production alimentaire. Elles approvisionnaient en outre la ville en eau après la construction des aqueducs sous le Second Empire. On y lavait enfin le linge des citadins.

L'évolution actuelle : le bâti originellement rural disparaît en partie aujourd'hui pour de nombreuses raisons. La principale est sans doute la spéculation foncière : souvent les agriculteurs, lorsqu'ils cessent leurs activités, n'ont pas de successeurs. Ils vendent alors à des lotisseurs qui n'ont que faire du bâti existant. Dans les bourgs, les bâtiments agricoles qui ne sont plus aux normes laissent place à des immeubles d'habitations d'au moins trois niveaux : politique de densification et de logements sociaux oblige... Il faut en outre libérer des espaces pour les « zones d'activités ». Dans le meilleur des cas, les maisons de maraîchers ou de vignerons sont en partie conservées par leur transformation en habitat citadin : l'ancien chai est aménagé en salle d'eau, les hangars servent de garage... Ces dernières décennies, ces maisons paysannes de banlieue sont même devenues des « valeurs refuges ». La présence dans les villages bordelais de bâtiments protégés au titre de la législation sur les monuments historiques les a valorisés et a limité la défiguration du bâti ancien environnant. En outre, « le petit patrimoine » des fontaines et des lavoirs, par exemple à Lormont ou à Blanquefort, est soigneusement conservé et sert par exemple de jalons à des circuits pédestres de découverte « des zones vertes ».

Des moulins, tel celui du Haillan, deviennent le siège d'associations qui y développent des actions d'information et de formation des citadins venus découvrir la nature et la culture de leur région. Les élus locaux des zones périurbaines bordelaises sont de plus en plus conscients de l'intérêt de conserver des éléments de ce patrimoine rural sans lequel les communes ne seraient que des banlieues-dortoirs menacées de banalisation. Ils ont compris que le bâti rural participe au maintien de l'identité de leurs communes. À Eysines, principale banlieue maraîchère de l'agglomération de Bordeaux, le musée associatif du maraîchage a été aménagé dans plusieurs bâtiments agricoles dont un pigeonnier-puits monumental. Situé au milieu d'un jardin pédagogique où les écoliers viennent apprendre les gestes du jardinage, il évoque la vie quotidienne des jardiniers et est le point de départ d'un sentier de découverte du marais, de sa faune et de sa flore.

Le rôle des nouveaux maraîchers : mais dans les zones où l'activité agricole ou pastorale persiste, notamment dans les zones inondables protégées par la loi Barnier, que devient le bâti agricole ancien ? On doit constater d'une manière générale qu'il disparaît purement et simplement car il n'est plus adapté aux techniques et aux normes actuelles. Au nord de Bordeaux, les cabanes des maraîchers en bois de pin badigeonnées au coaltar ont pratiquement disparu. Elles ont été remplacées par des bâtiments en béton équipés de chambres froides aux normes européennes, de machines pour laver et conditionner les légumes. Dans ces zones inondables, la loi Barnier limite pourtant la construction de nouveaux bâtiments à ceux qui sont strictement justifiés par une présence obligatoire liée aux activités agricoles. Les jeunes maraîchers étant presque tous fils d'exploitants, le problème ne se pose pas pour eux. Pour ce qui concerne les nouveaux venus, ils peuvent obtenir du maire une dérogation pour bâtir leur logement en zone inondable. Leurs pavillons de banlieue, qui font des effets de verrue dans le marais, sont heureusement peu nombreux. Ces nouveaux venus sont victimes de la spéculation financière : les maraîchers retraités refusent de vendre ou de louer les parcelles disponibles car ils espèrent obtenir une dérogation pour bâtir en zone inondable. Leurs friches sont gagnées par les variétés invasives telles que l'herbe de la pampa... La nature revient avec ses renards. Les ragondins prolifèrent du fait qu'ils n'ont pas de prédateurs... Face à cette situation, la communauté urbaine de Bordeaux intervient en participant aux acquisitions foncières pour installer de jeunes agriculteurs. Les municipalités s'emploient de leur côté à favoriser le maintien des activités agricoles : elles organisent des animations qui sont l'occasion de faire visiter les stands de vente directe des maraîchers, déguster leurs produits et d'en assurer la promotion. Elles soutiennent la création d'AMAP pour fidéliser la clientèle aux producteurs locaux. L'envolée du prix de l'énergie fait que la production agricole de proximité est de plus en plus rentable. Développée ici sur d'anciens marais, au bord d'une rivière, elle ne craint pas la sécheresse de l'été. L'hiver, la culture sous serre prend le relais de la culture en plain champ. En outre, l'activité maraîchère cohabite très bien ici avec le tourisme périurbain.

Une initiative qui peut raviver l'intérêt : prenons l'exemple de la cabane d'Eysines (un autre article est consacré à la cabane du maraîcher dans Geo-humaine/ economie). Ancienne cabane de maraîcher abandonnée et envahie par les ronces, elle a été débroussaillée par l'association locale du patrimoine « Connaissance d'Eysines ». Le réservoir voisin qui permet d'arroser le jardin attenant a été restauré avec l'aide de Maisons Paysannes. La cabane a servi de réserve au Musée du maraîchage jusqu'à la tempête de décembre 1999 qui l'a ruinée... Rachetée par la ville d'Eysines, elle a été rebâtie à l'identique en 2006 par Jean-Louis Lagardère, charpentier recommandé par Maisons Paysannes. Tout ce qui pouvait être conservé l'a été : le monte-charge, la cheminée de la pièce à vivre, le « crampot ». Les tuiles mécaniques, récentes, ont été remplacées par des tuiles canal flammées du plus bel effet. Le crampot a retrouvé le mobilier d'avant le désastre de 1999 pour évoquer la vie quotidienne de ses habitants. Elle est le point de départ d'un circuit de découverte du marais, des exploitations maraîchères, de la faune et de la flore... Depuis longtemps, les Bordelais avaient abandonné les promenades dans le marais empesté jadis par les épandages d'engrais. Ils avaient pris l'habitude de fuir chaque week-end au bord du bassin d'Arcachon malgré les embarras routiers... Les guinguettes de la Belle Époque ont de l'avenir.

Michel Cognie, Revue Maisons Paysannes de France, n° 181, 800x600, automne 2011.