Le château Breillan 1939-1945 

Ce château situé à l’ouest de la commune est mitoyen de la commune du Taillan, entouré de bois et de vignes ; il était assez éloigné des habitations.

Bref historique : La « Salle » fut au Moyen-Age une maison forte, demeure fortifiée, appartenant à des seigneurs de second rang. En 1400, Aladis de Brelhano est cité dans un acte notarié, ce personnage est certainement à l’origine de l’actuel nom de Breillan. Ce domaine fut entre autres la propriété du Chapitre de Saint André de Bordeaux au XIVe siècle, puis du seigneur de Vaquey de Salleboeuf en 1477, des Eyquem de Montaigne famille de Michel de Montaigne, des O’Connor en 1756, des Lynch en 1790. En 1821, propriété du baron Portal, négociant armateur bordelais, par ailleurs maire de Bordeaux sous les Cent jours et ministre de la Marine de Louis XVIII et Pair de France. Matéo Petit, propriétaire important négociant en bois de merrain, fait reconstruire le château au début du XXe siècle dans un style néo-gothique et néo-renaissance. Le portail d’entrée est de style troubadour.

Au siècle dernier, le domaine de Breillan produisait un vin rouge très correct, bien soigné, assez corsé et coloré, le « Clos Montaigne », et un vin blanc, le « Clos du Cardinal » (en souvenir du Chapitre de la cathédrale de Bordeaux propriétaire au XIIIe siècle) ; ses chais au sol carrelé, et son cuvier tout en chêne vernis, les cercles peints en noir, étaient la fierté de Matéo Petit; on racontait à l’époque qu’il disait « ce que j’honore les plus, c’est ma cuisinière pour sa bonne cuisine, et mon chai pour son vin ». La propriété occupa jusqu’à 100 hectares.

M. Gaston Cardineau, capitaine aux armées, 47 ans, acheta le château Breillan à M. Daniel Dolfus, en 1939. Sa résidence principale était au château d’Oléron, dans l’île d’Oléron.

Année 1939

Le 25 novembre 1939, l’avis de réquisition de la Préfecture de la Gironde est adressé à M. Cardineau. Il est avisé qu’en cas de mobilisation ou de période de tension, l’immeuble désigné sera susceptible d’être réquisitionné, en totalité, pour les besoins de la nation.

Le lendemain, l’état sommaire des lieux du château Breillan est établi par huissier, qui constate que l’immeuble est en parfait état : 46 pièces dont 33 chambres, avec chauffage central, 160 personnes pouvant y être logées.

Dans une note manuscrite, on relève la description suivante, qui montre l’importance de ce château :

Au rez-de-chaussée :

* 5 très grandes pièces, qui devaient être les pièces de réception ;
* 1 pièce servant de cuisine avec 2 chaudières et une cuisinière ;
* 1 pièce contenant des réfrigérateurs électriques commerciaux ;
* 1 pièce pour la plonge attenante à la cuisine ;
* des douches et toilettes.

Au 1e étage :

* 8 chambres pouvant contenir six à huit lits ;
* 5 chambres d’un ou deux lits ;
* 3 toilettes ;
* 2 salles de bain ;
* 1 pièce servant de lingerie ;
* 1 pièce utilisable pour l’infirmerie.

Au 2e étage :

* 10 chambres de six et sept lits ;
* 5 chambres de deux et trois lits ;
* 2 toilettes ;
* 1 salle de bains.

Au 3e étage :

* 5 chambres de dix et douze lits.

Ainsi qu’un hangar pour camions de 40 m².

Trois jours plus tard, le 28 novembre 1939, l’ordre de réquisition du château Breillan signé par le maire de Blanquefort est envoyé à M. Cardineau avec l’interdiction de disposer de son château. Il est stipulé que « ces locaux seront utilisés selon les besoins, et les indemnités prévues par les règlements seront attribuées à l’ayant droit, à compter du jour de l’occupation effective ».

L’occupation est immédiate, le château est occupé par des « vieillards », disait-on.
Dans le plan de repliement des réfugiés de l’Est et du Nord de la France vers les régions du sud, le département de la Gironde était en particulier jumelé avec celui de Meurthe-et-Moselle.
Ces réfugiés venaient de l’asile Saint-Julien de Nancy, et seront pris en charge par l’hospice Chayrel du Bouscat.

« Redoutant pour les populations civiles urbaines les effets des bombardements aériens et des gaz toxiques, les autorités civiles et militaires décidèrent l’évacuation des enfants, des vieillards et des malades transportables vers une zone moins exposée. Dès le 18 octobre 1939, les vieillards encore présents à l’Hospice Saint-Julien étaient dirigés sur le département de la Gironde. Arrivés à Bordeaux, non sans quelques incidents de parcours, ils furent séparés en deux groupes, l’un envoyé à Blaye et l’autre sur Blanquefort, tandis que les religieuses et employés qui les accompagnaient se répartissaient entre les deux centres. L’hospice fermé depuis l’évacuation de ses pensionnaires à l’automne 1939 vers la Gironde fut rouvert pour accueillir entre mai et août 1940 plus de 6 000 réfugiés venus du nord du département, de Moselle et même du Luxembourg et à partir du 10 mai l’hôpital central reçut des centaines de blessés militaires français. A partir du 18 juin 1940, Nancy fut occupée par l’armée allemande, les bâtiments hospitaliers furent reconvertis en caserne et on y installa même un casino ». Ch. Vuillemin, Mémoire de 1983, rédigé au CHR de Nancy, « L’hôpital central de 1883 à 1983 », p. 209-210.

L’asile Saint-Julien de Nancy est devenu la maison de retraite Saint Julien, qui dépend aujourd’hui du Centre Hospitalier Régional de Nancy.

Année 1940

Le propriétaire du château Breillan, mobilisé au 181e RI camp de Bassens comme capitaine, commandant le camp d’internés civils de Bassens, fait avec son régisseur du château de Breillan, une demande de poudre de mine pour faire éclater des souches d’ormeaux, afin d’en faire du bois de chauffage. M. Fillon Amédée, maire de Blanquefort, donne un avis favorable à cette demande.

Le propriétaire du château est pendant cette période, commandant du camp d’internés civils de Bassens et va devoir s’expliquer de la gestion du camp devant la gendarmerie.

PV n° 266 du 27 juillet 1940 : M. C. Gaston, 48 ans, capitaine, actuellement en disponibilité déclare : « Le mardi 13 juillet, le sergent-chef m’a rendu compte, qu’au cours d’une perquisition effectuée à son domicile, les gendarmes l’avaient obligé à leur remettre des bons d’armement, et des devises étrangères, représentant la somme de 35 500 francs, appartenant aux internés civils, valeurs que j’avais confiés à ce sous-officier, lors de la dissolution du camp, le 1er juillet, en prévision de mon détachement à l’île d’Oléron. Je viens de recevoir des instructions du général commandant de la 18e région, me faisant connaître la destination de ces valeurs. Ces bons et devises doivent être remis à ma disposition. »

On connaîtra plus tard, par le PV n° 883 du 20 septembre 1943, les suites de cette affaire : « Les archives du camp de Bassens ont été brûlées le jour de l’Armistice, par le 2e Bureau de l’Etat-major de la 18e Région. D’autre part, la comptabilité a été remise à l’officier allemand, qui est venu prendre la direction du camp. »

Sur Blanquefort, la gendarmerie sera mise souvent à contribution par M. C. pour régler des problèmes à Breillan. La reproduction de ces PV va nous permettre de mieux appréhender le climat de misère humaine, d’abandon et sans doute aussi de faim de cette époque.

PV n° 247 du 5 juillet 1940, infraction à la loi sur l’ivresse publique. B. Emile, 63 ans, sans profession, pensionnaire à Breillan :« Il est exact que hier soir j’étais en état d’ivresse. Si j’ai causé du scandale et injurié un officier allemand, c’est parce que je n’ai pu me contenir. »

PV n° 333 du 20 septembre 1940 à 19 h, déclaration du propriétaire : « Le 27 novembre 1939, la préfecture de la Gironde a réquisitionné le château de Breillan, ma propriété sise à Blanquefort, pour y installer des vieillards de l’hospice Saint Julien de Nancy, réfugiés par suite des hostilités. Le titre de réquisition attribuait uniquement à l’administration des hospices du Bouscat la jouissance du château, c'est-à-dire 34 pièces logeables et 12 pièces destinées à plusieurs services (débarras, douches, waters, etc.), soit au total 46 pièces. À aucun moment, la réquisition ne donnait droit au pavillon, au parc et aux pelouses. J’ai été sous les drapeaux jusqu’au 1er juillet 1940.
D’autre part, les vieillards qui logent dans le pavillon, contrairement à la teneur du titre de réquisition, sont envahis par la vermine (puces et poux) et de ce fait, risquent de contaminer, mes enfants et nous-mêmes, puisqu’une simple cloison sépare les deux appartements du pavillon. Les water-closets du pavillon ont été pris par les vieillards et je ne peux plus m’en servir, ce qui me gêne considérablement. Ces pensionnaires font beaucoup de bruit la nuit et troublent le sommeil des membres de ma famille, à tel point que notre situation, dans le pavillon, devient intenable.
Je signale également ainsi que je l’ai fait constater au directeur, que les vieillards se mettent nus pour enlever leurs puces et leurs poux, sans distinction d’endroit, tant dans le parc que devant le château, ou bien à l’intérieur de ce dernier, où on les voit nettement aux fenêtres.
J’estime que ces faits sont très inconvenants, surtout qu’ils sont vus de mes enfants, et des enfants de mes ouvriers. »

Autre plainte du propriétaire : « Au cours de permissions antérieures, je m’étais aperçu qu’une quinzaine de fagots de bois de chauffage avaient disparu et en avait fait l’observation au directeur de l’hospice Chayrel du Bouscat. Lesdits fagots avaient été débités aux abords de la cuisine du château ainsi que l’avait constaté le directeur. Celui-ci m’avait répondu alors que l’hospice avait l’usage du parc et qu’on pouvait y prendre du bois mort. En ce qui concerne le bois mort, j’avais donné l’autorisation verbale de le ramasser. Mais par la suite, j’ai remarqué que cette autorisation était dépassée largement car je me suis aperçu que de nombreux arbustes de plusieurs essences étaient coupés pour être convertis en bois de chauffage. J’ai fait constater à nouveau au directeur, que les abus continuaient, et que pour les faire cesser, j’interdisais le ramassage du bois mort. Le directeur n’en a tenu aucun compte et a prescrit des corvées régulières de bois mort. C’est ainsi que de nombreux arbustes ont été à nouveau détruits en juillet et août, ce qui représente pour le parc un préjudice considérable. »

Ses récriminations se poursuivent : « J’ai fait, en outre, remarquer que la clôture du parc constituée par du grillage métallique de 1 m 50 de haut avait été coupée et affaissée en plusieurs endroits, permettant le passage des vieillards qui se plaisent à circuler sur toute la propriété. Je signale à ce propos que des vieillards cueillant des raisins dans les vignes avoisinant le château ont été surpris par mon épouse et M. V., mon régisseur. Ceci s’est passé la semaine dernière. Profitant d’un déplacement d’un mois que j’ai fait à l’île d’Oléron, le directeur a fait transformer une partie de la pelouse située devant la façade principale du château en jardin potager, prescrivant au régisseur, de ne plus mettre à l’avenir sur ladite pelouse, une jument et son élève pour pacages. Je considère ce dernier fait comme une violation très nette du droit de propriété.
Les faits signalés ci-dessus sont pour la plupart, et à l’exception du jardin potager, de confection récente, consignés dans un constat dressé par Maître Basser, huissier à Bordeaux, 20 rue de la Devise, en date du 13 août 1940. Je tiens ce constat ou sa copie, à la disposition de la justice le cas échéant.
En conséquence je dépose une plainte contre l’administration des hospices civils du Bouscat, pour violation de propriété, destruction d’arbustes et de clôture et abus divers énumérés dans ma déposition.
Je demande à M. le Procureur de la République, à ce que tous ces abus cessent, et que les dommages qui m’ont été occasionnés et que j’estime à 6 000 francs environ, me soient remboursés. Je demande également l’évacuation immédiate du pavillon, qui n’a jamais fait l’objet d’une réquisition, et qui m’est indispensable, pour le logement de ma famille, et qu’une clôture soit installée aux abords du parc, de façon à interdire l’accès, aux pensionnaires de l’hospice. »

Forte mortalité à Breillan 

Dans les registres de décès de Blanquefort pendant cette période, il apparaît que la moyenne annuelle des décès oscillait autour de 45 personnes en 1938, 1939, 1942, 1943. Une hausse importante survient en 1940 et 1941, due à une forte mortalité au château Breillan : 28 pensionnaires décéderont en 1940 et 35 en 1941.
Les mauvaises conditions de vie, la faim en cette période de privations générales, le froid pendant les deux hivers très rigoureux en 1940 et 1941, le choc émotionnel de ces personnes déplacées, stressées, bousculées, éloignées de leur environnement habituel, l’âge, l’accumulation de ces facteurs fut dramatique pour beaucoup de ces réfugiés. En 2 ans, 63 décès de réfugiés, dont 24 venaient du département de Meurthe-et-Moselle, et 24 des départements de l’Est ou de la partie Nord de la France : des Vosges, Haut et Bas-Rhin, Meuse, Ardennes, Doubs, les autres du reste de la France.  
14 sont âgés de plus de 80 ans ; 20 entre 75 et 80 ; 13 entre 70 et 75 ; 16 âgés entre 60 et 70 ans. Ces 63 personnes furent enterrées au cimetière de Blanquefort, sans aucune mention, dans le champ commun.

Issu d’une dynastie de fossoyeurs, puisqu’il a succédé à son père et à son grand-père fossoyeur depuis 1906, M. Alain Pineaud pense qu’ils ont été enterrés dans le champ commun, et que plus tard les ossements ont été mis dans l’ossuaire. « Certains jours, il y avait plusieurs enterrements. Ils arrivaient à plusieurs, on les portait en charrette à bras. Mon père disait qu’il enterrait ceux de Dolfus, du nom du propriétaire qui a vendu à Cardineau en 1939. Les morts de Breillan étaient enterrés dans des cercueils en pin, c’était Guiguitte, la lisseuse, déléguée des Pompes funèbres, qui délivrait les permis d’inhumer en lien avec la secrétaire de mairie, Odette Béreau, et qui les transmettait à mon père Gilbert. C’étaient de pauvres réfugiés de l’Est qui étaient arrivés en wagons à bestiaux, ils étaient très maigres. Quand ils venaient visiter leurs amis enterrés au cimetière, mon père les laissait ramasser des prunes, ils crevaient de faim. Certains sont repartis chez eux dès que cela a été possible. C’est le maire Jean Duvert qui a fait construire dans les années 60 l’ossuaire communal. »

Faits tragiques 

La gendarmerie sera appelée plusieurs fois pour des faits tragiques :

PV du 23 juin 1940 : Mlle M. Marie, 40 ans, infirmière à l’hospice de Breillan. Constat d’un suicide dans la période de l’armistice, d’un pensionnaire, M. Lépée, par pendaison dans les toilettes, ceinture en cuir, accrochée à la conduite d’eau du siège d’aisance. Lépée Ferdinand, né le 2 janvier 1873 à Strasbourg.

PV du 13 février 1941 : découverte du cadavre de Charles R. Mort naturelle, inanimé dans un fossé, congestion, aucune blessure suspecte (rapport du docteur Castéra). C’est un des pensionnaires du château Breillan. L’établissement n’est pas clôturé, les pensionnaires sortent tous les jours sans autorisation.

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PV du 5 avril 1941 : découverte d’un cadavre, un pensionnaire de l’hospice de Breillan, Emile de M., né le 3 janvier 1867 de Mulhouse, veuf, qui avait disparu dans la nuit du 31 mars 1941. Rien d’anormal aux alentours du cadavre.

PV 166 du 5 avril 1941 : suicide par instrument tranchant, un rasoir probablement de B. Célestin, pensionnaire à l’hospice Breillan, 77 ans, nés le 28 juillet 1863 à Bouzée, Meuse.

 

 

 

Articles de la Petite Gironde du 9 avril 1941

 

 

 

Leurs conditions de vie exacerbaient les tensions, et le recours aux gendarmes s’impose parfois.

PV n° 295 du 12 juin 1941. Victime Mlle L. Berthe, 23 ans, infirmière au château Breillan à Blanquefort qui déclare : « En l’absence de M. B., sous-directeur de l’établissement, je le remplace. Hier soir, jour de sortie des pensionnaires dont la rentrée est fixée à 17 h 30, un vieillard du nom de P. n’est rentré qu’à 23 heures. Les portes étant fermées, il a frappé, j’ai dû me lever, et j’ai vu de la fenêtre du premier étage, qu’il s’agissait de P., en état d’ivresse. Lui ayant fait observer que ce n’était pas une heure pour rentrer, il m’a traité de tous noms, tels que fumier, vache, putain… Devant de tels propos et pour le calmer, car il réveillait tout le monde, j’ai tenté de lui lancer le contenu d’un pichet d’eau, mais je l’ai manqué. Comme il continuait à frapper à la porte, et à menacer de sa canne, j’ai fait appeler Mme O., qui l’a fait rentrer. En montant dans sa chambre, j’ai entendu qu’il disait : Mlle L, je vous aurai les côtelettes… ! Il a ainsi parlementé, tout seul et comme il continuait à être bruyant, je lui ai servi un sirop et un cachet, et il s’est arrêté. Ce matin, j’ai fait part au directeur des hospices civils du Bouscat, et il m’a ordonné de le priver de vin et de tabac, ce que j’ai fait. Au repas de midi, il ne lui a pas été servi de vin, et m’en a demandé la raison. Je lui ai répondu que j’exécutais un ordre, à quoi il a répondu, en me montrant un couteau de poche, ouvert à manche blanc : « Je vous aurai les côtelettes », propos qu’il a prononcé plusieurs fois. J’étais à ce moment, seule, sur le palier. Cet après-midi, il est sorti sans autorisation, pour rentrer un instant après, mais c’est Mme. O. qui l’a reçu. Quelques instants après, il m’a réclamé la bouteille de vin, en menaçant de tout casser si je ne la lui donnais pas. Il m’a encore invectivé et comme il s’est mis à table, il m’a à nouveau présenté le couteau ouvert en disant : il sortira pour vous. Je l’ai prié de placer le couteau dans sa poche, il s’est exécuté. Je porte plainte car je crains qu’il ne mette ses menaces à exécution. Je le connais depuis trois mois que je suis là et je le crois capable d’accomplir son geste. »

Rapport des gendarmes : « Nous avons interpellé P. et comme il était surexcité, nous l’avons gardé à vue dans la chambre de sûreté. Le 18 juin 1941 à 9 heures, il nous a déclaré : « Je suis P. Henri, 62 ans, hospitalisé à Breillan, né à Fabriano en Italie, le 3 août 1878, marié, huit enfants, illettré complètement, perçoit une retraite comme mineur accidenté, naturalisé français. Je reconnais que j’étais pris de boisson avant-hier soir, lorsque je suis rentré à l’hospice vers 22 heures. Si je sors sans autorisation, c’est que je n’ai pas suffisamment à manger. J’ai menacé de mon couteau de poche Mlle L. parce qu’elle m’avait supprimé le vin, le tabac et même le pain.
Cela s’est produit une ou deux fois, je ne me souviens pas d’avoir insulté. Je reconnais avoir dit à Mme O. en lui montrant le couteau ouvert alors qu’elle me donnait des soins, que j’étriperai le capitaine, le directeur des hospices du Bouscat, le sous-directeur de l’établissement où je suis, Mlle L. et enfin Mme O. »
Il promet de ne pas mettre ses menaces à exécution…
M.B. René, 21 ans, sous-directeur de l’hospice du château Breillan à Blanquefort propose pour couper court à tout incident nouveau, de faire des démarches pour le changer d’établissement.

En octobre 1941, l’armée allemande prend possession des lieux.
Que deviennent les réfugiés ? Sont-ils revenus chez eux ? Ceux qui sont restés seront recueillis dans un autre lieu de Blanquefort, à l’hospice de Saint-Michel.

Les troupes allemandes vont occuper totalement le premier et second étage du château, ainsi qu’une partie du rez-de-chaussée, au total 35 pièces pour l’hébergement de 70 hommes environ. Le hangar du château servira pour garer les camions et stocker du matériel divers sur 40 m². Pendant ces 5 semaines, 3 m³ de bois de chauffage pour poêles seront réquisitionnés, provenant du château.

Année 1942 

Du 20 mars au 5 mai 1942, le château sera à nouveau réquisitionné pour le cantonnement d’une compagnie d’infanterie des troupes d’occupation. Cette présence militaire n’est pas du goût du propriétaire.

PV n° 305 du 29 avril 1942 pour dégâts par les troupes d’occupation dans une prairie de 14 hectares du château de Breillan, déclaration du propriétaire. « Depuis un mois, une compagnie d’infanterie allemande, 120 à 130 hommes, exécute des manœuvres dans ma prairie. Préjudice subi : 50 000 kg de foin perdu minimum. Je ne suis actuellement en possession d’aucune réquisition justifiant l’emploi de mon terrain par les troupes d’occupation. »
Constatations des gendarmes : « Il apparaît que la récolte de foin est perdue, n’ayant pu être fauchée, puis détruite par le passage des troupes et les manœuvres. »

Nouvelle réquisition à partir du 18 juillet 1942. Les locaux mis à la disposition de la troupe d’occupation ne concerneront que le second étage du château, soit 5 chambres pour loger 14 hommes et 21 chevaux logés dans les écuries et les quatre remises du château.

Depuis leur installation à Breillan en 1940, le propriétaire et sa famille auront des relations tendues avec le voisinage. Dans les procès-verbaux de la gendarmerie, nous avons trouvé de nombreuses plaintes déposées par le propriétaire du château, qui se battait sans arrêt contre des vols de toute nature qui se multipliaient à son encontre.

PV n° 46 du 27 janvier 1942 : dégâts à récoltes de choux sur pied par un troupeau gardé. La femme du propriétaire voyageant en petite voiture attelée d’un âne indique qu’« une vieille femme qui gardait ses vaches s’est mise à gesticuler et crier très fort, dans un langage que je n’ai d’ailleurs pas compris ».[Sans doute le patois de Blanquefort ! ]

« Me rendant en voiture à la terre dite « terre noire » pour y prendre quelques choux et pommes, j’ai surpris dans le champ, un troupeau de vaches, 8 à 10, gardées par deux femmes. A mon arrivée, la plus jeune a rassemblé ses animaux pour les faire sortir du champ. Il m’a semblé qu’un certain nombre de choux, entre 50 et 60 avaient été broutés. J’ai reconnu Mme R., voisine de propriété bien qu’elle m’ait dit ne pas s’appeler ainsi. »

« Depuis deux ans environ que je suis propriétaire à Breillan, j’ai eu l’occasion à maintes reprises, de rencontrer le troupeau de vaches des époux R., dans mes prairies. Il y a 3 semaines environ, c’était leur cheval qui pacageait dans la prairie de Cila ».

Les PV de juin à octobre 1942 notent un vol de pommes de terre sur pied environ 80 kilos, des vols de châtaignes au lieudit Crognon, par deux jeunes gens de 16 à 20 ans, porteurs chacun d’une musette de 4 à 5 kg, un vol par un maraudeur, au lieudit Clos Cardinal de 4 à 5 k de raisins.

« C’est un jeune bordelais dont le père ne s’est pas présenté le lendemain, comme je l’avais demandé à son fils. Je porte plainte. Les vols de raisins dans mon vignoble depuis quelques jours, dépassent la somme de 10 000 F. Ce jeune homme ne m’a pas présenté de pièces d’identité mais il m’a paru sincère. »

Année 1943 

Fin juin 1943, la formation RAR (Reichs Arbeits Rienst : Service du travail de l’état auquel chaque jeune allemand était astreint avant d’aller effectuer son service armé) qui va s’installer au château et utiliser la prairie de 8 ha comme champ de manœuvres.

Le 5 juillet, le commandant allemand demande un additif à l’ordre de réquisition pour récupérer l’écurie pour loger trois chevaux, une remise de 10 x 12 m, le pavillon de quatre pièces pour le poste de garde, un hectare et demi de pacage pour les trois chevaux ; la réquisition est valable jusqu’au 31 octobre 1943, en continu. L’installation de cette formation au château de Breillan va déclencher, bien sûr, une série de travaux.

Face aux exigences allemandes et devant l’ampleur des travaux demandés, les autorités municipales s’inquiètent et demandent au préfet des consignes précises. Un courrier du 23 juin 1943 de la préfecture confirmera que « les travaux à exécuter dans le cantonnement de la Todt doivent être pris à notre charge ».

Le montant des travaux effectués dans le château se monteront à environ 432 442 F.
Malgré la présence de troupes allemandes au château, les vols ne cesseront pas.

PV n° 752 du 14 août 1943 : « J’ai remarqué des traces de pas, dans ma vigne, au lieudit « l’Archevêque », j’ai découvert que des maraudeurs prenaient du raisin, bien qu’il ne soit pas encore à maturité. Au cours de ma surveillance, il m’a été facile de découvrir que les maraudeurs n’étaient autres que les ouvriers travaillant au blockhaus sis dans la propriété de M. Massart, voisine de mon vignoble. A mon fils qui les interrogeait sur leur nom, ils ont montré le lieu du chantier en disant : « Notre nom, il est ici. » Plusieurs centaines de kilos de raisin ont disparu. Préjudice 12 000 F. »
Les gendarmes se rendent sur place, sur la route, reliant le hameau de Lagorce au bourg de Blanquefort, à l’angle de la route vers Breillan, et constatent les faits.

Un ouvrier interrogé répond : « J’ai pris quatre grappes de raisin pour manger avec mon pain, n’ayant rien d’autre. »
Les gendarmes noteront le 7 septembre 1943 que le vignoble est environné de plusieurs chantiers, employant un grand nombre d’ouvriers venant de Bordeaux, Caudéran. « Nous avons tendu une embuscade… » Les ouvriers reconnaissent avoir pris quatre ou cinq grappes de raisins.

Le 23 septembre 1943, le propriétaire amènera à la gendarmerie, un voleur, F. Arnaud, 41 ans, paveur à la Compagnie des TEOB, demeurant à Blanquefort, qu’il venait de surprendre volant des châtaignes, dans sa propriété privée.
Le propriétaire sera aussi victime d’un vol de denrées, au château même.

PV n° 1160 du 27 décembre 1943 : « La femme de chambre Jeanne F, 25 ans, employée depuis le mois d’avril 1941, a quitté brusquement ma maison, mercredi 2 décembre 1943 et n’a pas reparu. Elle avait fait l’objet depuis quelque temps, de nombreuses observations, pour détournement d’un certain nombre de bouteilles de vin, de pommes de terre et de haricots. A mon avis, elle est complice de certaines mauvaises actions, la moralité de cette femme étant des plus douteuses. Il est bon de mentionner d’autre part que Jeanne F. a fait l’objet d’un interrogatoire concernant une affaire de lettres anonymes. Ma femme a eu l’occasion de constater la disparition de linge et d’argent. »

Les gendarmes enquêtent et auditionnent Jeanne F., qui reconnaît le vol d’une dizaine de bouteilles de vin ordinaire, de trois kilos de haricots et deux kilos de pommes de terre. 
« C’est sur leur demande, que j’ai donné ces denrées aux femmes B. et L. Vu les temps actuels et que les maris de ces femmes sont prisonniers, je reconnais que je n’aurais pas dû obtempérer, mais je me suis laissée convaincre. »

Mme L. Aline, 31 ans, journalière au château Breillan, mise en cause dans le témoignage de Jeanne F, est convoquée et déclare : « Ce vin m’a été remis pour me permettre de faire un peu de fortifiant, je n’ignore pas qu’il était volé, au préjudice de mon patron. Etant malade et n’ayant que de l’eau à boire, un jour Mlle F. m’a dit : si vous voulez, je vous apporterai un litre de vin. Je lui ai répondu : oui. J’ajoute que M. C. m’avait dit qu’il me donnerait un litre de vin par semaine. J’ai reçu cette ration jusqu’au mois d’août 1943, mais il ne m’a plus donné le litre de vin, par semaine. C’est pour cela que j’ai accepté le vin de Mlle F. »

Année 1944 

Encore et toujours des vols au préjudice du propriétaire du Breillan.

En février 1944, 20 bouteilles de vin blanc « Château Suduiraut 1938 » disparaissaient. L’enquête de gendarmerie fit apparaître la culpabilité de trois soldats allemands en cantonnement, à Breillan. Le commandant allemand du camp a payé aussitôt la valeur de ce vin, ainsi celle d’un deuxième vol. Par la suite, l’officier logeant au château Breillan a fait garder par des sentinelles de nuit comme de jour, le chai loué.

Les troupes allemandes quitteront définitivement le château en août.

Le constat des dommages rédigeait le 18 mai 1945 sur 17 pages par M. Coustet, architecte à Bordeaux, en présence de M. Albert Lajus, représentant le maire de Blanquefort et Joseph Labat, garde-champêtre.

Retenons seulement quelques éléments marquants : « Les parquets en chêne ou en chêne à fougères ont souffert ainsi que les murs lambrissés, les vitraux ont été peints en bleu, les cheminées sont abîmées, les interrupteurs électriques ont disparu, ainsi que les clés et poignées de porte, les WC ne fonctionnent plus. La couverture en ardoises du château ainsi que celles en tuiles creuses des dépendances ont été endommagées par les déflagrations au cours des exercices de « pétardement », exécutés par les Allemands pendant leur occupation. Dans la garenne, à l’emplacement d’un tennis qui a été démoli par les occupants, il a été édifié un édicule en bois, recouvert en carton bitumé, de 5 x 27 m. Plus loin, il a été également édifié un édicule en brique de 4,75 x 5,50 m ; d’autre part, il a été fait dans le parc, plusieurs tranchées et abris, couverts en terre. Face au château, à l’entrée ogivale qui est flanquée de deux tourelles, la moulure de l’ogive a été éraflée jusqu’à 20 cm de profondeur. »

M. Cardineau fut propriétaire de 1939 à 1962.

Le château abrite aujourd’hui un Comité d’Action Social et Educative qui accueille des enfants.

Catherine Bret-Lépine et Henri Bret, Années sombres à Blanquefort et ses environs1939-1945, Publications du G.A.H.BLE, 2009 .