Conditions de vie en 1939
Le visage du Blanquefort d’avant-guerre est décrit dans plusieurs ouvrages, certaines photos nous aident aussi à le retrouver.
Voici quelques textes, qui brossent des situations de vie ainsi que des portraits, illustrant ce propos.
En 1939, peu de blanquefortais ont l’eau « de la ville » dans leurs maisons. On est habitué à aller chercher l’eau dehors au puits ou à la pompe, exercice certes salutaire mais assez redoutable en hiver. Les Allemands exigeront fréquemment l’adduction d’eau dans les logements qu’ils vont occuper…
Ainsi, en 1941, le comte de Montbel signale, pour une question d’indemnisation, qu’en comparaison de son château Fleurennes, celui de M. de Saint-Saud, Tujean, est « un château moins moderne et n’ayant pas le chauffage central, ni salles de bains ».
Et au cours des entretiens, nous avons relevé les observations suivantes :
« On marchait beaucoup à pied : ma mère vivait avec ma sœur Henriette qui a 90 ans aujourd’hui. Elles faisaient la route à pied tous les jours en suivant le chemin de fer de Blanquefort au Tasta à Bruges ».
« Mon fils est né en 1942 ; après, ils allaient à l’école Cruse qui était à l’emplacement actuel du golf de Bordeaux, c’est Cruse qui avait donné le terrain pour faire l’école. Mon fils trouvait son cartable trop lourd pour aller à l’école, ça lui faisait quelques kilomètres, il cachait son cartable près d’un fossé en sortant de l’école et le reprenait le lendemain matin… »
« À Linas, Mme Danse, pendant la guerre, était la seule à avoir le téléphone au château de Linas, elle était très gentille, on allait téléphoner chez elle ».
« Destic, le boulanger, livrait le pain dans les marais avec un cheval et une charrette fermée ».
De nombreux habitants portaient habituellement des sabots ; sur une photo de classe de l’école des filles à Blanquefort en 1944, on aperçoit les sabots que les filles de 10 à 12 ans portaient, avec des chaussons de laine qu’elles obtenaient chez elles avec la laine des moutons. Les sabots permettaient de circuler à l’extérieur, d’affronter le sol mouillé en hiver et la poussière en été, et de garder au pied en permanence les pantoufles qui étaient utilisés à l’intérieur de la maison.
D’autres personnes décrivent à leur manière leur village d’autrefois, avec ce qui les a marqués :
« J’en arrive à ce qui est peut-être le plus intéressant : c'est-à-dire le bourg de Blanquefort avec ses commerces autour de l’église. Sur la place de l’église, tout prés du presbytère, il y avait une boulangerie, chez Destic, un coiffeur, chez René, une alimentation générale au coin de la rue Gambetta, c’était chez Bayard qui était tenu par Monsieur Bidou. Je me souviens que la vendeuse s’appelait Thérèse. À l’autre coin de la rue Gambetta, il y avait la Boucherie, chez Racari ; un peu plus bas à droite, en descendant la rue Gambetta, il y avait une autre boucherie mais je ne m’en souviens plus du nom. Dans cette rue, on pouvait trouver l’hôtel des Voyageurs. En face, il y avait encore un coiffeur, plus loin à droite, un librairie papeterie, à gauche une pharmacie. En revenant sur la place du village, au coin de cette dite rue, il y avait une pharmacie tenue par Monsieur Pain, puis une bonneterie mercerie, un café. Puis, il y avait, disons, une sorte de marché avec une grande porte cochère. Bien des femmes attendaient devant la porte, en fin de matinée, l’arrivée de Marie la marchande et de sa fille Fafa. Elles venaient des Capucins, avec leur charrette et le cheval. En descendant la rue, qui conduit vers la mairie, à gauche il y avait une épicerie qui faisait aussi un peu quincaillerie. C’était chez Boissarie. Plus bas, il y avait une autre épicerie, chez Faye, elle vendait aussi quelques tissus, de la mercerie et on arrivait au parc de la Mairie. De chaque côté il y avait les écoles, à droite de la Mairie l’école des garçons, à gauche l’école des filles. Puis on s’en allait vers les villages dont bien des commerçants en faisaient le tour, la boulangère Mme Destic, le boucher, la laitière Mme Ducousseau avec ses bidons de lait. Tout cela se faisait avec une charrette et un cheval, mis à part le boucher, il avait une voiture, une fourgonnette sûrement.
Puis, dans ce marché, parfois il y avait cinéma, c’était un cinéma ambulant, je pense qu’il fallait y porter sa chaise, moi je n’y suis jamais allée. Par contre, j’allais au cinéma de monsieur le curé qui se trouvait rue Gambetta. On payait 50 centimes, mais souvent les enfants se débrouillaient pour ne pas payer. Oh ! J’ai vu bien des films qui me faisaient pleurer, Michel Strogoff, Sans Famille…
Il y avait aussi Madame Dumora, c’était la sage- femme. Elle se déplaçait en bicyclette mais elle avait dû faire naître tous les enfants de Blanquefort de cette époque. Elle habitait dans la rue Gambetta, aussi.
Il y avait beaucoup de fermes dans la campagne. Dans le courant du mois de mai, il y avait les Rogations. Là, monsieur le curé faisait le tour des villages avec deux enfants de chœur habillés comme pour dire la messe. Les enfants de chœur portaient une croix et il s’arrêtait dans les villages pour bénir les cultures. Alors là, les femmes installaient une table recouverte d’une nappe blanche avec des chandeliers et chaque habitant du village pouvait apporter son offrande, du sucre, du café, peut-être de l’argent aussi. Il y avait des dames qui suivaient avec des sacs à provisions et qui mettaient tout cela dans leurs paniers. Et tout le long du chemin, ils chantaient des cantiques, des chants d’église. Et quand ils s’arrêtaient à chaque village, on faisait des prières tout haut.
Il y avait le garde-champêtre qui faisait le tour des villages pour annoncer des choses importantes, bien sûr. A ce moment là, il s’appelait Joseph.
Ah ! J’ai oublié de dire qu’il y avait aussi une petite Poste et presque à côté une deuxième boulangerie, chez Billotte.
Ah ! Je crois avoir oublié de dire qu’il y avait un jour très important aussi à Blanquefort : c’était le jour du certificat d’études au mois de juin. Les enfants arrivaient en autocars des communes avoisinantes et il y avait une grande animation dans le bourg. Et le soir, sur les marches de la mairie, monsieur le directeur de l’école des garçons et madame la directrice de l’école des filles lisaient la liste des enfants qui avaient été reçus. Alors là, c’étaient des cris de joie ou bien des pleurs. Mais avant que l’on connaisse les résultats, c’était vraiment la fête dans le parc de la mairie. Mais, certains attendaient avec une grande impatience.
Il y avait aussi la fête du village sur la place de l’église, avec ses manèges, ses stands de tir, ses loteries. Elle se déroulait le premier week-end du mois de mai.
Comme moyen de locomotion pour se rendre à Bordeaux, il n’y avait que le tramway qui partait de la place des Quinconces par la rue Fondaudège, la route du Médoc, le Vigean…. Souvent, ce tramway roulait sur le trottoir. Il y avait aussi de fort belles demeures, je pourrai dire aussi qu’il y avait le notaire, monsieur Dugravier, il avait quatre filles, monsieur Robert, le charbonnier, il possédait des vignes lui aussi ».
Un autre témoignage reprend, d’une autre façon, le fil des souvenirs : « Oui, il y avait une marchande qui s’appelait Marie et qui allait aux Capucins, c’était une marchande de poissons. Elle était bien courageuse, la pauvre femme. C’était une grosse femme énorme et elle partait le matin au premier feu du jour par le premier tramway. Elle allait aux Capucins chercher la nourriture, du poisson et elle revenait,- il devait y avoir quelqu’un avec une charrette qui l’amenait jusqu’au tramway, elle montait dans le tramway avec les paquets et, à l’arrivée du tramway il y avait sa fille, Fafa (décédée en 2005) qui l’attendait avec une charrette à âne. Elles chargeaient dans la charrette à âne ce qu’elle avait acheté et on arrivait sur la place de l’église où il y avait une espèce de porte cochère, çà s’appelait le café bar Dabadie, je ne sais pas comment çà s’appelle maintenant. Dans cette espèce de hangar, on mettait des tables et elle s’installait là : c’était le Marché. Elle vendait que du poisson, des moules, me semble-t-il. Mais enfin, c’était une figure. On disait : « on va chez Marie, Marie a des moules ». Je me rappelle des moules, je ne sais pas pourquoi, les moules, ce n’était pas trop nourrissant, mais enfin...
Sur la place de l’église, il y avait le boucher, Madame Racari qui était très commandante mais qui faisait régner l’ordre. On faisait la queue bien sagement. Les épiciers, je ne m’en rappelle plus. Il y avait un épicier sur la place de l’église, je crois me souvenir, mais je ne me rappelle pas où. Je me rappelle de Marie et de Madame Racari, mais pas d’autre chose de plus précis à ce sujet.
Non, c’était la vie d’autrefois, on allait en classe, on n’avait pas beaucoup de distractions, vous savez. Notre enfance, c’était pareil, on n’allait pas en vacances, on avait un grand jardin et on jouait dans le jardin comme tous les gosses. Il n’était pas question d’aller à la plage ou à la montagne. Alors chez ma grand-mère (à l’Ermitage, rue de Corn), il y avait un tennis pour mes oncles et tantes. Ils avaient fait construire un tennis en grave avec des petites fondations.
L’herbe poussait, on désherbait au début de la saison, ensuite il fallait rouler le tennis, après il fallait faire les raies. Nous faisions tout çà nous-mêmes, alors forcément çà nous occupait beaucoup. Et puis on faisait du vélo, on avait quelques vieux vélos, même pas un pour chacun, on faisait du vélo, voilà… on bouquinait, on lisait, on s’amusait. Finalement on était aussi heureux que des tas d’enfants de nos jours ».
L’enterrement
On suivait les enterrements à pied derrière le corbillard. C’était un char noir avec des franges et des passementeries. On accompagnait également le mort jusqu’au cimetière. Les enfants aussi portaient le deuil.
Terminons par quelques souvenirs d’avant-guerre : Raymonde Pineau par exemple a connu la grande artère qui perfore Caychac recouverte de grave et fréquentée par des charrettes à cheval : « c’était le temps où on dansait chez Filatreau » Aujourd’hui, un pharmacien a pris la place du dancing.
Des cartes postales anciennes, précieux témoignage sur les rues et les habits des personnages permettent de revivre un peu cette ambiance disparue… Essayons aussi d’imaginer tel ou telle partie de la commune avant guerre : par exemple, à l’emplacement du lycée des métiers du bâtiment, se trouvait une colline aux pentes douces, plantée de pins, verdoyante, débouchant sur des vignes et des près, qui s’étendaient à l’infini vers la Garonne et dont les terres étaient exploitées par quelques fermes isolées. C’est là que les Allemands installeront un immense camp de repos pour leurs soldats, dispersé à travers le bois de pins. Un peu plus loin, sous l’emplacement de l’usine Ford actuelle, se trouvaient une dizaine de fermes et de grands pâturages où s’élevaient des troupeaux de vaches… Partout dans la commune, des vignes qui entouraient les châteaux, mais également de nombreuses parcelles de petits propriétaires qui connaissaient l’art de cultiver les vignes et de produire du bon vin. Des jardins nombreux, des bois, une nature omniprésente, des petits chemins de terre parfois tortueux dont il ne subsiste que de rares exemples… La petite commune rurale tranquille qui était tant appréciée par de grandes familles bordelaise fortunées, à la fois pour y cultiver de bons vins ainsi que par le charme de la vie dans ces grandes propriétés s’étendant autour de leurs châteaux jardins, parcs d’agrément, espace, bois plantés dans certains cas d’essences rares, garenne, viviers et pièces d’eau… un certain art de vivre.
C’est cet équilibre que la guerre fera éclater et en grande partie disparaître…
Cette rubrique s’inspire en grande partie du livre : « Années sombres à Blanquefort et ses environs 1939-1945 », Catherine Bret-Lépine et Henri Bret, Publications du G.A.H.BLE, 304 pages, 2009.