Souvenirs d’enfance à Linas

M’étant rendu aux grottes de Majolan [septembre 2014] pour prendre connaissance des nombreuses cartes postales anciennes relatives à la ville de Blanquefort, j’ai rencontré un membre de votre société qui m’a demandé aimablement, si je pouvais me remémorer quelques souvenirs concernant le château Dillon qui fut acheté en 1829 par mon aïeul maternel François Seignouret.

Lorsque les Allemands eurent occupé la maison principale du domaine de Gausefort au Bouscat, propriété de mon grand père paternel, mes parents ont préféré nous éloigner momentanément à cause des dangers que pourraient entraîner les bombardements des Alliés et surtout pour éviter d’être blessés par des éclats d’obus de la DCA allemande. Nous nous sommes réfugiés à Linas, hameau dépendant de la ville de Blanquefort, chez Mme et Mlle Danse, sa fille. Nous y sommes restés à peine trois mois. Tout au début de notre séjour, mes frères, mes sœurs et moi-même furent obligés de s’aliter sur des lits de fortune, ayant contracté les oreillons. De ce court passage à Linas, je garde d’excellents souvenirs, exception faite de cette maladie inopportune mais qui ne fut que passagère. Nos parents nous laissaient entière liberté !

Mon frère Henri et moi-même avons fait la connaissance de trois gentils galopins à peu près de notre âge, qui habitaient Linas ou les proches environs. Le plus âgé était surnommé Crapaud, car il avait une voix à la fois grave et flûtée, le second, Salisson, dont l’eau de toilette ne semblait pas être son fort ; il avait le visage sale et les cheveux en broussaille, enfin le troisième appelé Mlle Fifi, à cause du teint frais et rose de son visage. Tous les cinq, à peine le déjeuner terminé, nous allions à l’aventure parcourant les bois et les bosquets à la recherche des champignons et des fruits sauvages. Le nommé Crapaud avait installé une « buvette » près d’un petit ruisseau à l’eau limpide et rapide. Entre deux pieux en bois fichés profondément en terre, il avait tendu un petit filet en vue de capturer les passereaux, hôtes de ce lieu sauvage où ils avaient l’habitude de se désaltérer et de se baigner. Les prises étaient rares. Il fallait attendre patiemment qu’un oiseau vienne heurter le filet et s’y prendre. On courrait aussi pour s’en emparer de peur qu’en se débattant, il ne s’échappe. Crapaud, le grand maître à décider et à trancher, s’emparait des captifs, la plupart du temps des pinsons, verdiers et mésanges. Les emprisonnant dans une poche en papier percée de petits trous, avant de les mettre en captivité dans une grande cage assujettie au mur de sa maison sans distinction de race, de sexe et de régime alimentaire, ces pauvres oiseaux ne tardaient pas à dépérir et à se laisser mourir au grand dam des parents de Crapaud qui n’appréciaient guère l’unique occupation de leur fils. Un jour, pendant notre absence, un pic vert s’était pris au filet, et avait tant et tant remué pour se défaire des mailles du filet, qu’il avait fini par le détacher et tomber dans le ruisseau où il s’était noyé. Avec regret et gestes cérémonieux, nous avions procédé à un enfouissement après avoir prélevé quelques plumes colorées de ses ailes. Crapaud était également un spécialiste de la pose de collets en vue d’attraper des lapins qui pullulaient aux abords du bois où se trouvait installé le filet à oiseaux. Chaque jour, Crapaud passait en revue et inspectait ces pièges pour savoir si quelque gibier s’était pris. Le garde-forestier n’appréciait pas les petits braconniers et passait son temps à inspecter les lieux et retirer les pièges aux nœuds coulants. Un jour, lorsque nous étions tous les cinq ensemble, on fut surpris de voir qu’un corps étranger souple s’agitait, pris autour du collet. En approchant, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un chaton qui heureusement était toujours vivant et que nous nous sommes vite empressés de libérer avant que mort s’ensuivit. Face à la maison de Mme Danse, il y avait une rangée de vieux marronniers d’Inde. Nous nous sommes amusés à les éplucher. Crapaud était particulièrement habile à confectionner des visages de petits bonhommes grimaçants. Après ces travaux d’artistes, nos mains et l’avant de nos bras étaient souillés par la sève pénétrante et jaunâtre des marrons. Nous avons eu beaucoup de peine pour nous en débarrasser. Lavage des mains et frottement avec des gants de toilette finirent par faire disparaître cette teinture indésirable et tenace. Avec Mlle Danse, nous l’aidions à rechercher dans les taillis et haies environnants les œufs de ses poules qu’elles dissimulaient le mieux possible. Sans crainte des épines, des ronces et des prunelliers, nous nous baissions et nous nous faufilions dans la haie lorsque nous avions aperçu un nid bien caché qui contenait souvent une dizaine d’œufs et plus. Mlle Danse nous faisait passer un panier, et un à un nous prélevions les œufs du nid pour les y déposer délicatement.

Texte de Raymond Blanc Seignouret, septembre 2014, Le Bouscat, Gironde.