Une tragédie de la « postale » à Bruges 

 

Dans la nuit du 13 au 14 janvier 1946, un épais brouillard recouvrait Bruges et s'étendait dans les localités voisines. La veillée commençait dans les maisons du quartier de Sainte-Germaine, frileusement closes. À 20 h 30, un avion de la Postale affecté à la ligne de  Paris Toulouse-Paris, décollait de Pau, avec à bord 167 kg de courrier. L'appareil était occupé par trois aviateurs confirmés : le pilote, le mécanicien, le radio, et dans l'étroit habitacle, un chien avait pris place, avec à proximité, une bouteille de lait. Après l'escale habituelle de Toulouse et un parcours normal jusqu'à Bordeaux, le pilote recevait instruction de ne pas atterrir à Bordeaux-Mérignac, mais de survoler le terrain et repérer si le système de balisage par temps de brouillard était ou non efficace. C'était la mission dont il devait rendre compte par radio.

Vers 23 h 30, les habitants de Bruges, et surtout ceux de Sainte-Germaine, entendent un vrombissement de moteur d'avion qui s'approche et s'amplifie. Laissons les témoins du moment raconter les évènements qui suivirent et durèrent quelques secondes. Raymond Manaud, le futur Maire de Bruges, rentré dans ses foyers, après une période de guerre au cours de laquelle il avait servi dans les blindés, réalise que l'avion est en difficulté, et immédiatement, par un réflexe qu'il n'avait pas oublié, se jette à terre.

Le bruit devient infernal et les religieuses de l'Orphelinat du Bon Pasteur, terrorisées, Sœur Monique et Sœur Marie Imelda, se demandent si le tonnerre divin n'est pas en train de fondre sur leurs bâtiments. L'avion, à hauteur de la chapelle Sainte-Germaine, arrache avec son aile qui va se détacher plus loin, la partie supérieure du fronton. Un bloc s'en détache et est projeté sur la toiture du bâtiment des religieuses et pénètre dans le grenier (il n'y a pas si longtemps qu'il en a été retiré et jeté !). Poursuivant sa trajectoire, l'appareil en perdition n'est plus contrôlable, il heurte la partie droite de la villa Mary, située au bord de la route actuelle du Médoc, occupée par la famille Pedezert, arrache les fils électriques d'alimentation du tramway Bordeaux-Eysines, et s'écrase au lieu dit « Cité Aiguevive », de l'autre côté de la route du Médoc, dans la commune du Bouscat.

Le champ où paissaient les vaches appartenant à Madame Duhart, propriétaire du château Biron, aujourd'hui disparu, est labouré par l'avion, à proximité de la laiterie où le lait était collecté et traité.

M. Duberga et d'autres témoins se précipitent alors par le chemin de Péjout. Deux corps déchiquetés sont toujours à bord, le troisième éjecté de la cabine, gît, inerte. L'équipage ne donne plus signe de vie. Un détail est relevé par les témoins : un chien affolé surgit de la carlingue détruite, dans laquelle ils découvrent une bouteille de lait intacte. Dès lors, les secours s'organisent, les précautions d'usage sont prises : interdiction de fumer, protection du courrier et des débris de l'appareil, dont, déjà, certains, sous prétexte de souvenir, se sont emparés. Puis, ô miracle, on ne relève aucune victime parmi la population. La jeune Annie Pedezert, âgée de 15 ans, dont la chambre est envahie de moellons et autres débris arrachés par l'avion, est indemne. Et enfin, l'appareil ne prend pas feu.

Le lendemain, le défilé des curieux ne cessera pas, « on aurait cru la fête à Sainte-Germaine ou bien le pèlerinage annuel », nous confient Sœur Imelda et Sœur Monique. D'après l'enquête officielle, deux hypothèses ont été avancées et ont dégagé la responsabilité du pilote Perrin, expérimenté par 1 800 heures de vol, du mécanicien Morin et du radio Le Coroller. Les conclusions se sont orientées vers l'indicateur d'altitude ou altimètre, qui aurait mal fonctionné ou serait tombé en panne. Le pilote savait être à 8 km environ du terrain de Bordeaux-Mérignac, mais sûrement à plus de 50 mètres d'altitude. Peut-être aussi, trompé lors d'une éclaircie passagère, le pilote aurait-il aperçu le balisage des pylônes de la station T.S.F. du Bouscat, le confondant avec celui de l'aéroport de Mérignac qu'il devait survoler, selon les instructions reçues après le départ, en raison du brouillard.

« La Postale » avait rempli sa mission et les 167 kg de courrier en totalité furent dirigés sur Paris par l'intermédiaire des PTT à qui ils furent remis. « La Postale » devait poursuivre avec d'autres équipages le rôle qui lui était dévolu depuis sa création, quelques années auparavant.

Nos remerciements vont à tous ceux qui nous ont apporté leurs témoignages, au journal Sud-ouest qui nous a communiqué en photocopie la première page de son quotidien, daté du 14 janvier 1946. Tous les détails techniques nous ont été aimablement fournis par le service archives d'Air-France, auquel nous adressons nos vifs remerciements pour la précision des faits relatés.

Cet événement qui fait partie de la Mémoire de Bruges, nous a permis de mettre en relief le merveilleux travail des équipages de « La Postale » qui assurent le transport du courrier. Trois hommes auxquels nous rendons un hommage ému, ont perdu la vie en accomplissant leur devoir au service de leurs concitoyens. Une année plus tard, les traces du terrible accident étaient effacées, ne laissant que le souvenir, gravé pour toujours dans la mémoire de ceux qui ont vécu cet événement que nous avons retracé pour qu'il demeure inscrit dans la Mémoire de Bruges.

 

Yves Caniaux, adjoint au Maire de Bruges, article paru dans la revue Empreintes du 20e siècle, n°14, mai 1993, p.19.