Les tendances actuelles 

L'histoire court les rues. Robert Coustet détaille, dans « Le Nouveau Viographe », l'origine du nom de chaque rue… de Bordeaux.

-Aujourd'hui, quelles sont les « tendances » en viographie ?

Nous sommes un peu dans l'ère du consensus, de la fin des idéologies. On cherche des sportifs (Lapébie, les frères Moga), beaucoup d'artistes, d'écrivains, de chercheurs. Des végétaux aussi : rues des Mimosas, des Fleurs…

-Vous déplorez que des appellations cocasses aient disparu…

Oui, la « rue des Andouilles » est devenue la rue Ulysse-Despaux à Saint-Michel. La rue Cornu est maintenant dédiée à l'avocat René Roy de Clotte. L'ex-rue des Truies a été rebaptisée rue Mauriac.

-Y a-t-il, en viographie, des particularités très bordelaises ?

La rue Esprit-des-lois, je pense que c'est la seule rue de France dotée du nom d'une œuvre littéraire. L'autre originalité bien connue vient des doublons issus du rattachement de la commune de Caudéran avec Bordeaux. Plusieurs rues portent les mêmes noms, comme, par exemple, le cours Pasteur en centre-ville et l'avenue Pasteur à Caudéran.

Je regrette enfin qu'il n'y ait pas une rue dédiée au Prince Noir qui fit de Bordeaux une capitale, ou à de grandes figures qui rappellent les trois siècles de présence anglaise. C'est un grand moment de notre histoire, la toponymie n'en garde pas souvenir, exception faite de l'avenue Aliénor d'Aquitaine, assez récente.

Article Sud-ouest du 1.11.11, « Le Nouveau Viographe de Bordeaux, guide historique et monumental des rues de Bordeaux », Editions Mollat, 570 pages, 25 euros.

La dénomination des rues obéit aussi à des tendances et des codes 

Place des Allées-et-Venues, allée des Météores-de-Paille, rue du Capitaine-Nemo... Il est des adresses plus faciles à porter que d'autres. Dans ce quartier pavillonnaire de Cergy (Val-d'Oise), la commune a confié à des collégiens et lycéens le soin de baptiser des rues récemment créées. Il s'agit, affirme le journal municipal, d'aménager le quartier « en concertation avec ses habitants ». Et, accessoirement, de se démarquer de la litanie des noms de plantes, d'animaux ou d'écrivains dont on affuble généralement les voies bordées de pavillons identiques.

La dénomination des rues obéit à des tendances. « Jusqu'au XVIIe siècle, les habitants baptisaient spontanément les voies, par exemple la rue de l'Abreuvoir ou des Tanneurs. Ensuite, les pouvoirs publics s'en sont mêlés, célébrant des provinces, des hommes illustres ou des notions abstraites comme la loi ou l'égalité », rappelle le sociologue François Leimdorfer, chargé de recherche au CNRS.

Aujourd'hui, honorer un personnage historique serait passé de mode, indique le sociologue. Les municipalités préfèrent des appellations consensuelles, moins susceptibles d'être remises en cause par un changement de couleur politique. Les communes gagnées par l'urbanisation recherchent en outre « un ancrage dans le passé », constate M. Leimdorfer. « Elles se fabriquent une ambiance à partir des noms donnés à des anciens lieux-dits ou à des vignes oubliées », raconte-t-il.

La commune de Bailly-Romainvilliers (Seine-et-Marne), toute proche du parc d'attractions Disneyland Paris, tient à « conserver son âme de village », indique une collaboratrice du maire. La commune arbore fièrement des références « au patois briard », poursuit la responsable. Parmi les voies nouvelles figurent par exemple la place des Flutiaux, qui signifie « chaumes mal coupés », la rue du Tahuriau, un « nuage d'orage », ou celle de la Binaille, « la saison des semailles ».

Au Carré Sénart, gigantesque centre commercial francilien, une voie bordée par un cinéma multiplexe a été baptisée allée de l'Avant-Scène, tandis que le chemin du Nez-au-Vent ou celui de la Tête-en-l’air symbolisent le vent qui souffle dans la région. Des noms bizarres ? Pas du tout, répond l'architecte François Tirot. « Mon métier consiste à donner du sens aux espaces publics », affirme-t-il.

Il n'est pas interdit de s'amuser un peu. Au Val-de-Reuil (Eure) existe ainsi une « voie Lactée ». À Cergy, outre les voies baptisées par les collégiens, la municipalité cultive une certaine ironie, avec, par exemple, la « promenade des Irlandais », clin d'oie au célèbre boulevard niçois dédié aux Anglais. Quant à la « terrasse de l'Imprévu », elle doit son nom au fait que le plan d'urbanisme n'avait pas prévu de financer sa réalisation...

Toutefois, les audaces d'urbanistes demeurent rares. « Les élus craignent les réactions de leur électorat », estime Pierre-Yves Chays, de l'agence Implicite, spécialisée dans la scénographie. Plutôt que de verser dans l'abstrait, Marseille choisit ainsi d'honorer ses habitants morts. Tous les administrés peuvent proposer un nom, illustre ou pas, à une commission composée d'élus et de biographes. Chaque année, les noms d'une quinzaine de Marseillais sont sélectionnés pour orner les plaques de rue.

Olivier Razemon, journal Le Monde du 13 octobre 2010.