La forge d’Yves Forin 

Les anciens nous parlent du travail de M. Yves Forin et de son père : « L'association Perfendie-Forin s'est faite vers 1929, avec M. Forin père. Au départ, l'atelier Perfendie-Forin avait pour activité principale la maréchalerie et la machinerie agricole. Cependant, dans cet atelier on trouvait de tout, malgré le « bazar » qui semblait y régner, mais eux, les artisans s'y retrouvaient et pouvaient dépanner immédiatement les clients, grâce à leur mémoire formidable. D'ailleurs, c'était la même chose chez les commerçants. Dans la famille Forin, ils étaient paysans de génération en génération. Et c'est le père d’Yves Forin qui a arrêté la chaîne. Bien avant que celui-ci devienne maréchal-ferrant, il y avait M. Henri Pucheu, à l'ancienne mairie, qui avait succédé à son père. Ensuite, il se spécialisa dans la serrurerie. Mais, vers les années 1952-1953, ce fut la fin d'une certaine vie au Haillan ; on était dans un tournant et il fallait que ça explose. La vie était très dure pour les agriculteurs ; les enfants quittaient souvent l'exploitation. De plus, les terres n'étaient pas bonnes et les paysans les travaillant se faisaient rares. Ceux qui ont réussi avaient beaucoup de terres et des moyens financiers. Devant cette situation, M. Yves Forin ajouta la serrurerie à ses activités pour pouvoir survivre.

Les chevaux : À cette époque, il y avait encore des chevaux chez les particuliers, comme chez Darrieulat. La génération d'après ne les a pas connus. Mais, il y avait aussi beaucoup d'ânes, de mules dans les « Landes », près de Sainte-Hélène et au Haillan. Yves faisait le rabatteur pour les marchands de chevaux et se débrouillait avec eux. Il trouvait de beaux chevaux et aussi des chevaux moins performants. Yves n'achetait pas toujours de bons chevaux, mais il les plaçait dans les maisons en fonction des demandes. Dans certaines maisons tout allait bien, car les gens s'en occupaient normalement et les soignaient bien. Mais, pour d'autres maisons, Yves évitait de les placer, ayant peur pour leur santé. Il y avait de bons soigneurs qui faisaient d'un cheval en mauvais état un cheval en parfaite santé. Aussi, il les plaçait en fonction des familles. D'ailleurs, le marchand de chevaux disait : « Tu es sûr qu'il va grossir ? » Ces marchands vivaient de leurs transactions : leur travail était de vendre et d'acheter.

À cette époque, on ne faisait pas du social. Yves qui avait beaucoup d'humour disait : « Tu prends une haridelle, tu mets le prix sur la queue, et ils vont l'acheter ». Il n'y avait que le prix qui fonctionnait, car le voisin pouvait l'acheter plus cher. Les chevaux étaient achetés pour travailler. Et comme il n'yen avait pas beaucoup et qu'ils étaient très chers, on les gardait assez vieux. Puis, à la fin, ils partaient à l'abattoir quand ils ne pouvaient plus travailler. Lors de ses transactions, Yves n'achetait qu'un cheval aux marchands, mais autrement il achetait les autres chez les gitans, car ceux-ci maquignonnaient pas mal : ils étaient aussi marchands. Et mon père (M. Elie) qui était connaisseur et très bon soigneur disait : « celui-là, je vais lui mettre du gras ici, puis du gras ailleurs, de ce côté ou là, et il transformait le cheval ». Et puis, par rapport à la forme d'un cheval, à sa couleur, il savait ce qu'il fallait faire : un cheval blanc par exemple, il fallait l'engraisser beaucoup pour qu'il grossisse. Et après, Yves le gardait ! » Lors de ses conversations avec le marchand, Yves disait : « M. X, il me faudrait un cheval pour un ami qui a un souci en ce moment, mais qui l'achètera un autre jour; il le tentait comme ça, parce que l'autre ne voyait que l'argent. Il me faudrait un cheval comme ça, un peu fin mais pas trop. Cette fois, c'est un cheval de trait parce que celui-là travaille la terre plus lourde et le marchand prêtait les chevaux. Quelquefois les gens avaient trouvé l'argent pour acheter le cheval, mais quelquefois le cheval partait ailleurs, et ça recommençait. » Quand un client perdait un cheval, il en fallait un autre ; donc Yves allait voir « Mouna », le marchand, pour en acheter. Sur le Haillan, il en a vendu de très beaux à des familles qui pouvaient y mettre de l'argent, mais il y avait aussi des familles qui auraient pu, mais qui refusaient ! Cependant, il y avait des maisons où il ne fallait pas prêter les chevaux, et cela était dur de refuser, mais il le fallait. D'autre part, personne ne savait si le cheval avait été acheté ou prêté, car autrement on pouvait entendre : « tu as vu le cheval d'un tel ou d'un tel ! », et par cette phrase, tout était dit ! C'était le côté plein de méchanceté que je garde de ces moments-là. Tout ça était un peu secret. C'est quelque chose que j'ai découvert au moment de mon mariage parce que, avant, je ne vivais pas dans le même contexte chez mes parents.

Mme Lechenne raconte : Chez nous, ils étaient artisans ou commerçants, et cela était différent. Perfendie, le père d’Yves et Yves savaient chez qui ils pouvaient aller chercher les chevaux. Pour les chevaux, il y avait : - ceux qui passaient par le marchand, soit pour les acheter, soit demander à ce qu'on leur prête, - ceux qui demandaient à Yves d'aller avec eux pour les choisir, car il fallait surtout regarder les pieds et les jambes.

Le dernier cheval dont Yves s'est occupé et qui avait travaillé longtemps, c'était pour une famille haillannaise. Arrivé à l'abattoir, le cheval qui avait une maladie, s'était mis à gonfler anormalement. Yves se doutait qu'il y avait un souci, car il voyait des choses qui n'allaient pas depuis un certain temps. Quand le marchand eut le certificat médical délivré par le vétérinaire de l'abattoir, il vit que le cheval n'était pas pris à la vente. Catastrophe ! Yves a dû avec le propriétaire du cheval aller voir le vétérinaire, pour qu'on lui dise que son cheval n'était bon à la vente. Cela fut un moment difficile pour lui. Bien sûr, le cheval partit ensuite à l'équarrissage.

Histoire sur les chevaux : Mme Lechenne raconte : « Mes grands-parents, qui étaient laitiers, avaient 2 chevaux : un jour un cheval travaillait, et le lendemain, c'était l'autre, mais il était impossible de faire travailler un cheval, si ce n'était pas son jour. Mes grands-parents possédaient aussi une vigne au Saussin. Et un jour, ils y étaient partis pour y travailler et remplir une charrette avec des sarments, mais le cheval qui tirait la charrette a refusé d'avancer car ce n'était pas son jour de travail. Alors, ils ont dételé le cheval, l'ont attaché derrière la charrette et ont traversé tout le Saussin et Sauprat, mon père Aristide Puyo et son cousin Marius Baydrous aux brancards, et le cheval derrière ! Tout le monde a bien ri à Sauprat ! Une autre fois, pendant la guerre de 1914-1918, ma tante Eva avait remplacé son frère MarceI parti au front, pour la tournée de lait en ville (Bordeaux). Au retour, passé l'octroi de la barrière Saint-Médard, le cheval « faisait des manières » pour avancer. Puis, tout à coup, il démarra au galop sur les pavés et continua ainsi jusqu'au Haillan. Ma tante, tombée à la renverse, ne put l'arrêter et ne put se relever que devant le portail de la maison où il s'arrêta net. Le reste du lait non vendu s'était transformé en beurre sans baratte ! Enfin, mon oncle Marcel, ayant repris les clients de ses parents, faisait la tournée avec son fils Marc au début des années 1930 toujours avec un cheval. Ils s'arrêtèrent à moitié de la journée, comme d'habitude, pour « casser la croûte » dans un bar dont le propriétaire était leur client. En sortant, ils virent le cheval lui aussi en train de se restaurer : devant lui se trouvait l'arrière d'une superbe automobile possédant une malle en cuir, qu'il avait « attaquée » ! Marc se souvenait encore, soixante ans après, de leur départ précipité. L'oncle de mon mari Robert Lechenne avait une jument avec un caractère exécrable. Elle s'arrêtait et refusait de repartir. Une fois, devant son refus de bouger, il dût enflammer une poignée de paille et la mettre sous son ventre, et là… elle partit au triple galop ».

Mes grands-parents prenaient le lait tous les matins, vers 6 h, à la ferme du château Bel-air, et passaient exprès, pour le cheval, devant le perron, où se tenait le châtelain, M. Dussacq. Celui-ci, adorant les chevaux l'attendait. En effet, le cheval s'arrêtait devant le perron et ne bougeait plus. Il attendait que M. Dussacq descende et lui donne un sucre. Une fois, le sucre dans sa gueule, les conducteurs pouvaient enfin le faire avancer. Mais, si le châtelain était absent, le grand-père de Mme Lechenne (M. Puyo) devait apporter du sucre et le donnait au cheval, sinon celui-ci refusait de repartir. Le cheval ne consentait à avancer que s'il avait son sucre, donné en bas du perron : il avait ses habitudes et il ne fallait pas les changer. Les chevaux, c'était comme ça, c'était terrible.

Organisation de la journée à la forge : Les chevaux : à 6 h, la forge était ouverte et on amenait les chevaux jusqu'à 13 h. Pendant toutes ces heures, on ferrait les chevaux. Dans beaucoup de maisons, il y avait 2 chevaux : un pour la promenade, pour tirer la carriole, et l'autre, un cheval de trait pour labourer. Pourtant certaines familles possédaient des mules, car elles avaient plus de force qu'un cheval, mais le prix d'achat, lui, était plus élevé ! Quand ils ferraient les chevaux, ils étudiaient l'animal, regardaient attentivement chaque pied des chevaux pour bien poser le fer. En effet, pour certains il fallait enlever beaucoup de corne ; pour d'autres, il enlevait moins de corne et de la sorte, chaque cheval avait un fer adapté et bien fixé à son pied, et comme le cheval a 4 pieds, voyez le travail… Quand il y avait un problème avec les chevaux, cela était grave pour les Haillannais, car ceux-ci ne pouvaient pas aller aux « Capucins », à Bordeaux, vendre leurs légumes. Aussi, c'était Yves qui dépannait. Une fois, le père d'Yves était allé dans la maison de M. André Pargade, car son cheval avait des coliques. Il était venu avec une grosse seringue pour lui faire des lavements. Il faisait aussi la saignée des chevaux, une fois par an, pour leur enlever les impuretés du sang. Ça les purgeait. Une autre fois, un cheval avait eu un abcès superficiel au poitrail. Yves a fait ça pendant très longtemps. Il remplaçait le vétérinaire, car, à l'époque, celui-ci était trop cher pour les agriculteurs du Haillan. C'étaient des gens très importants pour nous, car nous ne pouvions pas acheter un cheval tous les jours. Il y avait beaucoup de monde à la forge : 120 clients uniquement en machine agricole et pour les chevaux. Les clients pour la serrurerie étaient en plus. On venait de Sainte-Hélène, de Saint-Médard, de La Forêt et au-delà.

La serrurerie et le trempage de l'acier : Yves fit la serrurerie pour les gens du pays et aussi pour d'autres clients. Mme Lechenne : « il a même fait la barrière chez moi, à Bordeaux. ». Le matin, il travaillait pour les chevaux et, l'après-midi, pour la ferronnerie et les charrues. On portait la charrue et elle était réparée : « On n'avait pas besoin de courir ailleurs pour obtenir satisfaction. Yves faisait même le ferrage des bœufs. En effet, avant la guerre, il y avait des vaches que l'on attelait aux charrettes. Pour les soins, on suspendait les bœufs par des sangles. Cela faisait peur à Yves, quand il voyait arriver les bœufs, car les sangles appuyaient sur l'intestin, et il y avait des « fuites ». On appelait ça « le travail à bœuf ». (Mme Forin). Ils avaient monté le travail à bœufs dans un terrain contigu à la maison de Mme Forin, derrière chez Garcies. L'histoire du travail des bœufs est arrivée pendant la guerre de 1940, lorsque les chevaux ont été réquisitionnés par l'Armée Française. Les dernières années, après l'Association Perfendie-Forin, Yves a pris la suite en 1950. Il n'y avait que lui qui forgeait les pointes de charrues et les outils de maçon comme les burins. On venait de loin pour cela. De plus, il savait faire le trempage de l'acier. C'était très important pour les habitants. Pour forger une « raille », il avait un principe pour le tremper dans l'eau. Il chauffait l'acier, et mettait la « raille » sur une corne et quand la corne fumait d'une certaine couleur, on savait que c'était bon et aussitôt on la plongeait dans l'eau. Les anciens regrettent la disparition de tous ces magasins et ateliers, ce qui a annoncé l'évolution du Haillan vers la modernité et l'avenir.

Article extrait du bulletin Le Haillan Généalogie Histoire n°45, 2° trimestre 2008.