La vie au Taillan rural

Le Taillan, porte du Médoc, jusqu'à Lesparre (1722), le bourg en est la clé. La commune rurale, telle une main ouverte avec les hameaux qui la composent, n'est pas très peuplée, mais bien vivante. De chaque hameau, partent de bonne heure les paysans pour s'activer aux champs, dans les vignes, les prés ou la forêt. Les charrettes se suivent, se croisent suivant les saisons, et les activités diverses liées aux différentes cultures (précoces, tardives ou annuelles). Les troupeaux arpentent le territoire, mais chaque vacher possède son itinéraire particulier, les prairies et la forêt. Chacun rayonne depuis son hameau. Ainsi grands et petits propriétaires, métayers et journaliers, se connaissent, se saluent matin et soir en patois. Les agriculteurs, obligés à la polyculture, demeurent cependant très attachés à une spécialité. Au petit troupeau, le lait est le rapport quotidien, le laitier fait la tournée des parcs. Tout le monde fait du jardinage pour son compte personnel. Les maraîchers fournissent en légumes le marché des Capucins à Bordeaux.

La lande exploitée par plus de trente familles du Taillan produit des choux, choux-fleurs, pommes de terre, citrouilles, melons, poireaux, salades, cornichons. Très appréciée, la fraise est d'un bon rendement, l'asperge plus rare mais source d'un excellent revenu. La lande appartient aux maraîchers, mais les jardiniers produisent toute l'année primeurs et légumes frais. N'oublions pas le pépiniériste pour les arbres fruitiers, les jardins des fermes et dans les vignes. Les grands-mères composaient de bonnes confitures.

Les grands propriétaires, peu nombreux, sont à la fois vignerons et forestiers, mais tous les paysans cultivent leur parcelle de vigne pour la consommation courante. Ce qui n'empêche pas de fabriquer son vin vieux pour les fêtes (mariages, baptêmes, communions). Les graves et les sables du terroir ont laissé leur souvenir dans nombre de chemins actuels du Bois des Ormes à Terre Rouge.

Les outils de travail, les animaux domestiques entraînent de nécessaires activités particulières. Ainsi, de bonne heure, résonne l'enclume des forgerons. Les boulangers du bourg, comme celui de Germignan se dépêchent pour fournir la miche aux riverains, puis partent avec le cheval livrer la fournée dans chaque hameau. À la pointe du jour, s'active le maréchal-ferrant, les chevaux repartent plus fiers aux champs. Après le déjeuner, le forgeron prend la relève, fabrication et réparation d'outils (soc de charrue, dents de houx, faux, pioche). Au bourg, le tonnelier restaure et construit des barriques, comportes, mêmes des vinaigriers.

Dans le travail spécifique du bois d'œuvre, le charpentier et le charron occupent une place honorable grâce à leur compétence. Chaque atelier, chaque échoppe stimule une découverte, pour l'enfant curieux qui part ou revient, de l'enseigne qui orne le fronton de sa boutique, l'équerre, la règle et le compas ; pour la magnifique tête de bœuf plastronnant devant la boucherie, le symbole est très explicite à la campagne. À l'art de façonner le bois et le fer, le travail du cuir détermine le savoir-faire du sellier-bourrelier, qui sait même personnaliser le propriétaire dans la décoration du collier et des harnais du cheval. Les initiales de chaque côté du collier, suggère le couple solitaire traçant le sillon dans la lande ou les graves.

Plus personnellement le choix du bois et la manière de moucher un outil illustrent aussi la foi du travailleur pour sa tâche. Les paysans et la population locale permettent une vie saine, simple mais efficace au village, grâce à tous les artisans, les commerçants, et même les colporteurs. Malheureusement encore avant la Seconde guerre (1939-1945), pour la santé, les soins à domicile, il faut faire appel aux médecins, vétérinaires, sages-femmes des communes voisines : le canton Blanquefort ! la ville-campagne : Saint-Médard avec son usine de la Poudrerie.

Je ne parlerai pas de l'église, du curé, du porte-pique, ni du corbillard, ni des fêtes laïques ou religieuses. Je ne parlerai pas de l'école et des bonnes maîtresses, ni de la cantine avec Jeanne. Je ne parlerai pas des conseillers municipaux qui discutaient aux bouts des champs. Une figure inoubliable avec son képi, son tambour et sa grosse voix : Gaston, ce garde-champêtre, sortant son papier de la poche et lisant l'ordre municipal. Tous les enfants faisaient la ronde autour du vélo. Pensons aux cantonniers, les fossés propres permettaient l'écoulement des pluies en fortes saisons. Les prestations, impôt local concret, individuel ou avec son cheval pour la réfection des routes et le transport des pierres et graves. Tout le monde connaît ou a vécu ces moments rudes mais riches de la vie rustique. Les tournées du facteur, longues et romanesques conservent leur saveur. À l'époque des vendanges, après les écoulages, le brûleur s'installe sur la place. Fête autour de l'alambic qui parfume encore les mémoires des petits et des grands. Quelques viticulteurs dégustent toujours la vieille gnole du Taillan. Les nombreuses activités agricoles stimulent l'intelligence et la force du paysan. Le cheval ou le chien dressé témoignent depuis longtemps la complicité réciproque dans la joie de vivre libre en travaillant.

Le Taillan rural en relation avec la capitale de la Gironde, évolue lentement. Blanquefort : passage obligé pour le certificat d'études primaires (ou le concours d'entrée en sixième), rendez-vous de la classe pour le conseil de révision, ou, avec Saint-Médard, nécessité de se faire gruger par le notaire à l'occasion de la vente, échange ou héritage. C'est la vie... à la campagne. Après la guerre, des couturières (veuves) à leur domicile taillent sur mesure costumes et pardessus pour les garçons, robes et manteaux pour les fillettes et leurs mères fournissant les tissus et accessoires. La vie humble, simple et solidaire.

Avec la porte du Médoc, les passages fréquents, le retour des poudriers, les bistrots fleurissent : un à Germignan, quatre au bourg, dont deux restaurateurs.

Deux mots pour les distractions en dehors des fêtes locales : Saint-Hilaire (ler dimanche de janvier), fête de Germignan (mois d'août), carnaval et bal des vendanges. Donc, dimanche ou jour férié : la belote, le billard, le jeu de quilles, et quelques bals et séances, à son heure, de cinéma ambulant et sans oublier le cirque.

Le Taillan rural est vivant, coloré, rude mais généreux. Pourquoi n'en serait-il plus encore ainsi aujourd'hui ? À question simpliste, réponse simple : parce qu'il n'y a plus de paysans au Taillan-Médoc depuis son intégration à la C.U.B.

René Descat, Le Taillan-Médoc, hier, aujourd’hui, Point Info du Taillan, 2 000, p.117-118.