Les  premiers magistrats 

Mais qui étaient donc ces hommes qui édifiaient, qui défendaient l'intérêt général (sans toutefois négliger leurs intérêts particuliers), qui savaient se dresser contre l'administration et faire preuve d'indépendance ? C'étaient, pour la plupart, des paysans presque illettrés après la Révolution qui évoluent peu à peu. Seuls, les Langlois, qui furent maires ou conseillers pendant plusieurs générations, étaient vraiment instruits puisqu'ils étaient notaires. Une phrase curieuse du registre des délibérations en 1849 nous apprend que, selon eux « l'intérêt de la commune doit être subordonné à l'intérêt individuel et particulier des habitants ». Or, ils étaient des habitants, donc l'intérêt commun était subordonné à leur intérêt individuel et particulier. C'est ce que l'on appelle un syllogisme, un raisonnement péremptoire contre lequel on reste coi.

Nous donnons ci-dessous la liste des premiers administrateurs de la commune de Saint-Aubin pendant la période révolutionnaire suivie de celle des maires et adjoints.

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  2tableau1tableauPendant le Premier Empire, la Restauration et le Second Empire, les maires étaient nommés par le préfet et le conseil se composait habituellement de dix membres auxquels, pendant un certain temps la loi adjoignait les dix plus forts contribuables de la commune. Ces hommes, bien que (ou parce que) se connaissant bien, n'étaient pas toujours d'accord entre eux.

Des divergences d'intérêts ou politiques les séparaient en deux clans. On imagine des empoignades épiques en gascon ; on assiste à de brusques changements de majorité, une faction évinçant l'autre puis se faisant éliminer. Raymond Langlois contraint de démissionner en 1878, mais resté conseiller, est réélu maire en 1890. « Il remercie le Conseil et oublie tout le passé. Il espère qu'avant peu la commune reprendra le rang honorable qu'elle occupait et reviendra à son ancienne prospérité. »

Comme on le voit, en un siècle, le discours politique n'a pas tellement changé. En 1929, c'était hier, il fallait élire un maire. Il y avait alors dix conseillers. Henri Langlois, maire depuis 20 ans et Gaston Seguin obtiennent chacun 5 voix. Les trois scrutins réglementaires ayant donné le même résultat, et comme il faut bien un maire, le plus âgé des conseillers, Éloi François, qui n'était pas candidat et pour lequel personne n'avait voté, est proclamé maire. Il le restera jusqu'en 1945. C'est lui qui eut la lourde tâche d'administrer la commune pendant l'occupation. L'élection de son adjoint fut tout aussi pittoresque. Élu le 19 mai, Philippe Castaing fait connaître le 26 qu'il refuse le poste. On revote. Sur 10 voix Castaing en obtient 5 et Seguin 5, et ceci pendant trois tours, car ils sont têtus, nos anciens. Castaing est élu au bénéfice de l'âge. À moins que chaque candidat n'ait voté pour son adversaire, ce qui est fort improbable, on en conclut que chacun a voté pour lui-même. On ne comprend donc pas l'attitude d'un adjoint régulièrement élu qui démissionne la semaine suivante pour se représenter aussitôt, qui vote pour lui-même avec une belle persévérance et qui accepte ses nouvelles fonctions. Il accepta sans doute aussi les félicitations des collègues en y joignant les siennes pour faire bonne mesure. Pourtant, dans les registres du vieux Saint-Aubin, nous n'avons pas retrouvé le nom de Machiavel.

On vous l'a dit, ils avaient la nuque raide. Ils ne s'inclinaient pas facilement devant l'autorité supérieure. Avec les milliers d'hectares confisqués aux seigneurs, la commune était riche. Les paysans élus restaient des paysans, ils administraient les biens publics comme leur propriété, sans prendre de risques inutiles, bien sagement, en bons pères de famille. Quand le budget présentait un excédent confortable, après s'être congratulés pour cette bonne gestion, ils achetaient des rentes sur l'état à 3 ou 4 %. Remercions-les quand même d'avoir boudé les emprunts russes.

Bien sûr, chaque fois qu'il était question d'un impôt nouveau, ils protestaient hautement. En 1828, précisément, on cherchait comment répartir un impôt foncier. Chacun avait sa formule : répartition proportionnelle aux autres impôts, à la surface des propriétés, etc. Deux conseillers, gros propriétaires avaient élaboré un projet de répartition au prorata du nombre de têtes de bétail. En étudiant cette proposition, les autres s'aperçurent que nos deux larrons ne possédaient pas un seul mouton, mais qu'ils louaient leurs landes à des bergers. Si l'on avait accepté leur projet, ils n'auraient pas payé un centime.

Texte extrait : Chronique de Saint-Aubin-de-Médoc, René-Pierre Sierra, juin 1995, éditeur mairie de Saint-Aubin-de-Médoc, p 140-145.