La paroisse de Blanquefort vue par l'abbé Baurein

L'abbé Baurein écrit sur Blanquefort :

« Cette paroisse soit très belle et très considérable… Le territoire de cette paroisse se divise naturellement en deux parties, dont une et située dans la grave, et l'autre dans le palu. Celle-ci, qui est placée vers le levant, est d'une étendue considérable, qui est bordée par la rivière de Garonne ; elle s'étend depuis la Jalle qui coule à son midi, jusqu’à la paroisse de Parempuyre, qui borne Blanquefort vers le nord. La majeure partie de ce palu est en pacages ou en prairies, qui produisent du foin très estimé. L'autre partie, placée au couchant de cette première, est en vignobles, en terres labourables, en bois ou en landes. En général, cette paroisse est très bien cultivée, ce qui annonce qu'il n'y manque pas de bras. Il y existe d'ailleurs quantité de Maisons nobles ou bourgeoises, très bien entretenues, et qui appartiennent à différents particuliers, qui n'y habitent que pendant un certain temps de l'année, ainsi qu'il et d'usage ; ce qui n'empêche pas que le séjour dans cette Paroisse ne soit très agréable… »

Les « domaines » de campagne sont nombreux à Blanquefort. Ils appartiennent pour la majorité d’entre eux à des parlementaires bordelais, mais depuis le milieu du siècle, des commissionnaires britanniques ont acquis certains vignobles et leurs demeures. Ces acquisitions offrent le double avantage d'être situées aux portes de Bordeaux et de rapprocher le négociant étranger des propriétés des parlementaires dont ils assurent la commercialisation des vins à l'exportation. La richesse de la paroisse repose en effet sur le vignoble dont la production peut être estimée entre cinq cents et huit cents tonneaux, dont un peu plus de dix pour cent proviennent des vignes de la palus. Le vin de palus est beaucoup plus estimé que celui donné par les vignes de graves. « En premier lieu, le tonneau de vin de palu coûte moins her en culture que celui de graves, par la raison que le terrain de palu est plus fertile, en second lieu le vin de palu est d’une plus facile défaite que celui de graves, parce que les vins de palu sont les seuls qui conviennent à nos colonies où la consommation est immense. Ce qui dérange, au contraire, les propriétaires de vins de graves, c’est de ne pouvoir s’en défaire de bonne heure et d’être quelquefois obligés de les garder longtemps… les vins de palu sont plus en état que tous les autres de supporter le transfert par mer, surtout lorsque les traversées se font de long-cours. Le mouvement continuel de la mer, que ces vins éprouvent pendant le trajet, les décharge de la grossièreté qui leur est propre et fait que leur finesse se développe en sorte qu’ils deviennent beaucoup plus portables que s’ils eussent restés sur les lieux », explique l’abbé Baurein. C'est ainsi que le vin de palus est estimé à trois cents livres le tonneau, tandis que le vin de graves récolté à Blanquefort vaut cent livres. Ces valeurs sont toutes relatives car elles concernent la valeur fiscale que déclare Saincric et qu'il a donc tout intérêt à minorer ; elles indiquent cependant la suprématie des vins de palus sur les vins des terres hautes. Le vignoble de Blanquefort est aussi coté que celui de Cantenac, de Margaux, de Ludon ou de Macau où en 1762 certains particuliers le vendent jusqu'à mille cinq cents livres le tonneau.

Le vin blanc est abondamment produit dans la paroisse où il atteint le même prix que celui de Barsac, Preignac, Langon. Sauternes, Branne ou Sainte-Croix du Mont. Dans toutes ces paroisses, c'est un vin blanc sec, issu de sauvignon entre autres cépages, qui est mis en barriques et exporté en majeure partie. Les grands domaines possédés par les Dulamon. les Dillon, Maignol, Besse ou Dupaty utilisent l'abondante main d'œuvre locale et font vivre de nombreux artisans de la paroisse. À côté de ces propriétés importantes, une multitude de vignerons ou petits exploitants possède quelques « règes » (environ 32 ares) de vignes très souvent morcelées par suite des héritages successifs. Les coteaux de Canteret sont couverts de vigne et le bourg est cerné de ceps de toutes parts. À moins de cent mètres de l'église, ce ne sont que vignes : au Clos, à Carpinet, à Corn, Solesse, Maurian, Gallochet, La Plantille, Clapeau, Linas. Breillan, Caychac, Peybois, et encore vignes... Il reste peu de place pour les autres cultures ; cependant chacun a son jardin potager où sont cultivés artichaut, oignon ail, fève, mongette (haricots), carotte, chou et autres légumes. Les Blanquefortais ont bien sûr entendu parler de ce légume qui, dit-on, peut remplacer le pain et que l'on nomme pomme de terre, mais ils sont réticents à l'adopter, bien que leur roi en consomme régulièrement depuis 1770 (la culture de la pomme de terre semble avoir commencé à Blanquefort pendant la disette). Le maïs que l'on nomme généralement blé le froment, le seigle et l'avoine ne suffisent pas aux besoins du village, particulièrement lors des mauvaises années où l'on est obligé d’en acheter dans les paroisses voisines et surtout à Bordeaux où le blé est importé de Bretagne.

La production de la paroisse peut être estimée d’après les revenus de la dime en 1789-1790 en année moyenne à : Fèves et mongettes : 120 boisseaux (15 hectolitres) - Mais : 500 boisseaux (62,5 hectolitres) - Froment: 1 200 boisseaux (150 hectolitres) – Seigle : 1 000 boisseaux (125 hectolitres) - Avoine : 500 boisseaux (62,5 hectolitres)

La partie la plus humide de la palus est cultivée en prairies dont le foin sert de fourrage aux nombreux chevaux et bœufs utilisés pour les transports et les travaux agricoles. L'excédent est vendu à Bordeaux où la demande est soutenue. C'est dans la palus que se trouvent les « padouens », biens communs des paroissiens de Blanquefort à l'usage de pacages pour leur plus grande superficie. Plusieurs fois par an, selon un usage bien établi, les Blanquefortais « enlèvent sur la partie la plus grasse des communaux une superficie de terre de trois ou quatre doigts au moins d’épaisseur et la transportent sur leurs domaines respectifs pour l’améliorer. On cultive également le chanvre qui, après les opérations de rouissage à la fin de l'été, est transformé en filasse puis en fil, surtout utilisé pour la fabrication des voiles de navires. Les vimières et aubarèdes font partie du paysage de la paroisse. Le vîme, variété d'osier, fait l'objet d'une culture attentive car il sert à attacher les rameaux de la vigne sur les « lattes » faites de branches de vîme, ou le plus souvent d'aubier. Les « lattes » doivent être elles-mêmes placées horizontalement et fixées sur les « carrasonnes », piquets de chêne ou de pin disponibles dans les environs. Le jonc pousse en abondance dans les terres humides de la palus, il est utilisé lui aussi pour lier la vigne : ces deux végétaux sont donc indispensables à la culture et l'entretien du vignoble. Si chaque famille a son potager, elle possède aussi un cochon, parfois plusieurs en fonction de ses besoins et de ses moyens. On ne saurait vivre sans ce précieux animal, pas trop difficile à nourrir et si utile pour tout ce qu'il peut donner, bien malgré lui, à ses maîtres. Les cochons sont laissés en semi-liberté, mais sont parfois attachés à une chaîne de fer à proximité de l'habitation où s'ébattent poules et canards. Quelques Blanquefortais possèdent des moutons mais il ne s'agit pas de grands troupeaux, c'est tout au plus trois cents têtes qui fournissent viande et laine à leurs propriétaires. Les communaux de la palus et de Plassan permettent d'élever quelques vaches mais, ici encore, la finalité est uniquement la production laitière nécessaire aux besoins des familles de la paroisse. On ne peut tout faire : l'économie blanquefortaise étant résolument tournée vers la viticulture, les autres activités agricoles sont, de ce fait, réduites aux besoins locaux. La Garonne, nommée la « rivière » qui limite Blanquefort à l'est comporte une île que l'on nomme Grattequina. Sur cette île, on peut voir deux moulins à vent qui appartiennent à François Arnaud de Saige, avocat général au Parlement de Bordeaux.

Mais il existe d'autres moulins alimentés par les eaux de la Jalle. Le moulin de Plassan appartient en 1787 à Paul Marie Arnaud de Lavie, du Taillan, qui l'a acheté à François Arnaud de Saige lequel l'avait acquis en 1785 du duc de Durfort Duras pour la somme de trente-six mille livres. Le président de Lavie possède aussi les deux moulins de Majolan qu'il a payés soixante douze mille livres à Julien Gabriel de Flavigny en 1781, ainsi que le moulin du Gua situé non loin, en aval des moulins de Majolan. Un peu plus bas et plus près du bourg, le moulin de Canteret, certainement le plus ancien de tous, est le plus actif. Le président de Lavie qui a le monopole des moulins à eau de Blanquefort le loue deux mille livres par an en 1787. Les meuniers sont soit fermiers directs des propriétaires, soit sous-fermiers des boulangers de Blanquefort, d'Eysines ou de Bordeaux. Les particuliers qui font moudre leur grain au moulin paient au meunier la valeur de quinze sols par boisseau alors que les boulangers ont un tarif préférentiel fixé à douze sols. Ce service n'est pas payé en numéraire, mais en nature par l'équivalent de sa valeur en grain, souvent et même généralement hors de la vue du client, d'où la mauvaise réputation dont jouissent les meuniers qui sont qualifiés de voleurs dans tout le royaume.

La Jalle, qui est navigable, est utilisée pour le transport des foins et du bois que l'on retire de la palus mais sert également à apporter à Bordeaux rapidement et à bon compte les marchandises à y livrer. Pour faciliter les chargements et déchargements des gabarres, plusieurs ports ont été aménagés entre la Garonne et Canteret. Les plus proches du bourg sont ceux de Canteret et de Solesse mais plus en aval, le port d'Haubert qui appartient à Monsieur de Maignol est le mieux entretenu. Le port du Roy, qui avait été donné par le duc de Duras à la communauté des habitants de Blanquefort en 1497, n'est plus utilisé depuis longtemps, au moins depuis 1773. Jean Dubergé qui habite à la Gravette et exerce la profession de batelier, possède une gabarre de quinze tonneaux avec laquelle il effectue les transports qui lui sont demandés.

Le curé Saincric et son vicaire Jean Baptiste Saintpé rappellent régulièrement en chaire aux Blanquefortais l'observance qu'ils doivent faire de l'abstinence chaque vendredi et pendant le Carême. Pour s'y conformer, ils trouvent chez les « marchands » de Blanquefort du poisson séché comme la morue que Bordeaux produit en abondance. Le poisson frais provenant des « jalles courantes de Blanquefort » ne peut être pêché que par le fermier du droit de pêche ou son représentant. Ce droit appartient aux seigneurs dans les rivières non navigables mais il peut être affermé, ce qui est le cas à Blanquefort où Antoine Tartas, marchand domicilié à Bruges, donne à ferme pour sept ans ce droit de pêche pour la modique somme de dix-huit livres par an. Le gibier est abondant dans la région mais le droit de chasse appartient exclusivement aux ducs de Durfort Duras, seigneurs hauts justiciers de Blanquefort, et à chaque seigneur dans son fief. Ce monopole seigneurial jalousement défendu interdit à la quasi totalité des Blanquefortais là possibilité d'améliorer l'ordinaire mais surtout les empêche de défendre leurs récoltes contre les ravages que peuvent causer les innombrables lapins ou autre gibier tant à poil qu'à plume. Des peines sévères existent pour dissuader d'éventuels contrevenants. Il ne fait pas de doute que ce droit seigneurial fort impopulaire dans tout le royaume soit également mal accepté dans la paroisse où cependant les fusils ne manquent pas.

Un autre sujet de mécontentement occupe bien des conversations dans la paroisse, comme ailleurs dans le royaume. Il s'agit du montant des divers impôts, taxes et droits à acquitter tout au long de l’année, si lourds à supporter particulièrement dans les années où les intempéries ou la maladie niant pas permis de vendre le surplus de récolte destiné essentiellement à payer les impôts. Car certains de ceux-ci sont payables exclusivement en numéraire tels la taille, la capitation et le vingtième.
Les vingtièmes sont perçus par l’intendant pour le compte du roi sur tous les revenus, mais essentiellement sur les revenus fonciers. Les nobles et le clergé y sont assujettis.
L’année 1788, Blanquefort paye neuf mille deux cent cinquante-cinq livres pour cet impôt.
Quelques chiffres permettent de situer un certain nombre de personnages résidant à Blanquefort ou ayant simplement des biens fonciers dans la paroisse :

M. de Duras 787 livres - Dulamon 350 - Dupaty 220 - Vve Dillon175 - Saige, ancien avocat 140 - Vve Acquart 129 - O’Conord 120 - Maignol 109 - Dutasta 100 - Cholet 83 - Billatte 75 - Saige avocat général 60 - Marquise de Coublaye 55 - Roberic 50 - Marraquier 45 - Day ingénieur 45 - Maurian 40 - Abbé Richon 35 - Vve Saige 30 - Sicard marchand de morue 23 - Castera marchand droguiste 18 - Dutasta négociant 12 - Laveau 10 - Romefort Jean 3 - Castera pêcheur 2 livres 5 sols - Coutoula Jean 1 - Guillemot tonnelier 17 sols - Delhomme Guillaume 12 sols - Laloubeyre Pierre 12 sols - Nonie François vigneron 4 sols [suit une longue descriptions des impôts directs ou indirects…]

Le casuel : le curé Saincric, comme d'ailleurs tous les curés du royaume, ajoute à ces revenus une redevance perçue lors des baptêmes, mariages et sépultures. Cette redevance est payée en numéraire mais son montant annuel n'est pas connu avec exactitude car, disent les curés, les habitants sont pauvres et de ce fait ne paient pas, la plupart du temps. Comme on peut le constater, les impôts sont nombreux et, ajoutés les uns aux autres, leur poids représente une lourde charge pour ceux qui y sont assujettis, c'est à dire les moins fortunés qui ne font pas partie des classes privilégiées de la noblesse ou du clergé. Cette catégorie de Français, c'est le tiers état, « taillable et corvéable à merci ».

Blanquefort, nous l'avons vu, est peuplé de deux mille habitants en cette fin de siècle, ce qui représente environ trois cents familles tirant leurs revenus, pour la plus grande majorité d'entre eux, de la culture de la vigne, soit directement soit par les professions annexes. La majorité de ces familles exerce donc la profession de vigneron et exploite de petites parcelles souvent fort dispersées du fait des héritages successifs. Une autre partie des B1anquefortais exerce le même métier mais sur les métairies des propriétaires résidant soit dans la paroisse soit à Bordeaux. Enfin, la catégorie des manouvriers ou des journaliers qui ne possède rien travaille pour les autres, petits et gros propriétaires, pour un salaire très modeste, du lever du soleil à son coucher. Le salaire journalier des hommes est de douze sols en 1738, il passe à seize en 1789. Quant aux femmes journalières, leur salaire passe de cinq sols à sept. On estime à soixante-quatre pour cent environ le nombre de vignerons et laboureurs de la paroisse vers 1780. Le reste de la population se compose de près de dix-sept pour cent d'artisans et marchands, les vingt pour cent restants étant constitués par un large éventail de professions libérales, de fonctionnaires, de rentiers et de domestiques. Toutes les professions sont représentées charpentier de haute futaie, menuisier, scieur de long, tonnelier, serrurier, forgeron, maréchal-ferrant, tailleur de pierre, tuilier, maçon, vacher, bouvier, sabotier, cordonnier, tailleur d'habits, tisserand, cocher, officier de santé, chirurgien, sage-femme, notaire, juge, batelier, garde-écluse, matelot, pêcheur, receveur de loterie, servante. Parmi ceux-ci, Jean Criq est tonnelier aubergiste au bourg, François Lacaussade débitant de vin, Pierre et Jean Massé tisserands, Bellon forgeron, Jean Bonnard boucher, Jean Dubourdieu, ancien maître de postes, est marchand au bourg, Raymond Dubertrand, à Linas, exerce la profession de maître-chirurgien, Caussade celle de médecin et Catau Lavigne est « sage-femme » sans diplôme.

Le cadre de leur activité dépasse souvent celui de la paroisse ; la proximité de Bordeaux, où l'on peut se rendre par la nouvelle chaussée que l'intendant Tourny a fait construire au milieu du siècle, favorise les échanges avec la grande ville. Même en hiver, on peut maintenant se rendre à Bordeaux ce qui n'était pas toujours possible auparavant lorsque le seul « camin bordales » passant par la Forteresse et le Vigean était recouvert par les eaux. Cette proximité de la ville procure aux Blanquefortais quelques revenus supplémentaires par la garde d'enfants en bas âge que les Bordelaises mettent en nourrice à la campagne ; elle leur permet également de recruter, pour la durée des vendanges, l'importante main-d'œuvre temporaire dont les grands domaines ont absolument besoin. Ainsi, le domaine du Luc qui possède un imposant vignoble sur les coteaux de Cimbats et à « Peyastruc » emploie trois troupes de vendangeurs pendant huit à treize jours ce qui représente cent six coupeurs, huit faiseurs de baste, trente-et-un porteurs de baste et sept vide-paniers. Au pressoir du domaine, quatorze hommes sont utilisés pour presser le raisin et il faudra encore trente journées d'homme pour « couler » la vendange. Cette population temporaire, bien qu'elle n'effectue qu'un court séjour dans la paroisse, a des contacts avec les habitants de Blanquefort et le curé Saincric célèbre plusieurs mariages unissant des Bordelais à des Blanquefortaises.

À Blanquefort comme ailleurs, de nombreux mendiants parcourent la campagne et quémandent leur pain. Quel autre recours peut avoir le vieillard ou l'infirme ? Lorsque l'ouvrage manque, le journalier n'a lui non plus d'autre moyen pour survivre ; donc, aux pauvres de la paroisse, s’ajoutent les vagabonds dont certains meurent à Blanquefort sans que l'on sache parfois qui ils sont, ni d'où ils viennent. Saincric leur consacre plus de vingt pour cent de ses revenus au titre de l'aide aux pauvres qui fait partie des attributions dévolues au clergé. À la campagne, il est bien pratiquement le seul à s'intéresser au sort des défavorisés. Il n'y a point d'hospice ou d'hôpital dans les campagnes et, à Bordeaux, ils sont peu nombreux et surpeuplés. Selon une enquête sur la mendicité effectuée en 1790 dans le royaume, « une famille de cinq personnes disposant d’un gain annuel de quatre cent trente cinq livres n’a que le minimum strictement vital si l’on fixe en effet à deux cents livres environ les dépenses annuelles autres qu’alimentaires (loyer, vêtements, éclairage, chauffage) ».

Si le coût de la vie a augmenté de quarante-cinq pour cent de 1771 à 1789 et de soixante-deux pour cent de 1785 à 1789, il n'en a pas été de même pour les salaires qui accusent un retard important en 1789. Il fallait dans la période 1726-1741 le prix de douze à treize journées de travail pour deux boisseaux de seigle, il en faut de dix-sept à dix-huit en 1789. En outre le prix du vin est tombé de moitié depuis 1781 et il reste encore à ce niveau en 1788 ce qui ne fait pas l'affaire des Blanquefortais, quelle que soit leur catégorie sociale.

Blanquefort a aussi dans sa paroisse des représentants de la noblesse. Tout d'abord, le plus titré d'entre eux sans être le plus fortuné est Emmanuel Félicité Durfort de Duras ; duc de Duras, pair de France, chevalier des ordres du roi, premier gentilhomme de la chambre, maréchal de France et marquis de Blanquefort, il est né à Paris en 1715. Il vit surtout à Paris et à Versailles où il fréquente l'Académie ce qui lui vaudra d'y être reçu en 1775 grâce à son ami Buffon. Il possède encore des biens importants à Blanquefort où la demeure de Curegan est édifiée non loin des ruines de la Forteresse qui fut célèbre au Moyen Age du temps de ses aïeux. Son fils, Emmanuel Céleste Augustin, est né à Bordeaux en 1741 et y mène la vie de la noblesse titrée de son temps.

Jean-Jacques de Besse de Maurian est à Blanquefort le représentant de cette petite noblesse de province qui vit sur ses terres. Il est bien intégré à la vie de la paroisse où il possède terres et métairies qui, à défaut de l'aisance, lui donnent un revenu honnête.

Non loin du château de Maurian, les Dillon sont encore une catégorie particulière de la noblesse locale. Résidant depuis 1754 à Terrefort après avoir acquis le domaine du comte de Marcellus, Robert Dillon est originaire du royaume d'Irlande où il a épousé Marie Diconson, native d'Angleterre dont il a plusieurs enfants : Théobald né en 1747, reçu page de la grande écurie en 1763, Robert Guillaume né le 4 septembre 1754 à Bordeaux, Guillaume Henri né en 1760, Edouard né en 1750, lui aussi page de la grande écurie, Arthur Roger né à Blanquefort en 1758, Eléonore Anne et Marie Adélaide. Robert Dillon qui a le titre d'écuyer est le descendant d'une noble et ancienne famille irlandaise qui par ses mérites s'est élevée aux grades militaires les plus distingués. Le domaine de Terrefort possède un important vignoble démembré de celui du Luc, qui produit un excellent vin et dont la récolte est certainement exportée en grande partie en Angleterre. Robert Dillon est un cadet de famille et ses revenus proviennent essentiellement du négoce des vins. Ce n’est pas par hasard qu'il s'est fixé à Blanquefort, à proximité des producteurs et des acheteurs. Son décès survient à Bordeaux en février 1764.

Une autre famille irlandaise, les O'Connor, famille bourgeoise originaire de Dublin, se fixe à Blanquefort en 1757. Mathieu O'Connor, écuyer, seigneur de Breillan, s’occupe lui aussi de négoce de vin. Il décède â Blanquefort le 12 octobre 1781 après avoir épousé deux jours avant Hélène Connel et son domaine de Breillan passe par héritage entre les mains de la famille Lynch.

En continuant le tour de la paroisse, nous parvenons au château du Luc, situé au sud-ouest du bourg. Le domaine est la propriété de Philippe Dulamon après l'achat que sa mère en fait en 1773 pour deux cents mille livres au chevalier Julien Gabriel de Flavigny. Le château n'est pas en très bon état, mais les vignes du domaine sont réputées, surtout depuis l'époque où elles appartenaient â la famille des parlementaires bordelais les Pontac. Il est vrai que leur situation sur le versant sud de Blanquefort leur donne la meilleure exposition possible. Philippe Dulamon augmente son domaine en 1786 en y ajoutant le fief de Bel Air autrefois démembré de la maison noble du Luc. Les Dulamon font partie de la catégorie des riches bourgeois bordelais anoblis par l'achat de charges, moyen classique de parvenir â l'état de noble. C'est ce qu'avait fait un Dulamon en achetant la charge de « président trésorier de France ». Le Luc est un placement financier qui, en outre, permet d'accéder au titre moqueur mais envié de « seigneur des vignes » donné à cette époque aux possesseurs d'importants vignobles.

Les Dulamon résident eux aussi à Bordeaux la majeure partie de l'année, tout comme leurs voisins du Taillan qui possèdent le domaine et le château du Taillan, les de Lavie. C'est encore un autre type de noblesse que nous abordons avec Paul Marie Arnaud de Lavie : la noblesse de robe. Le marquis de Lavie est président à mortier au Parlement de Bordeaux depuis 1768 et descend d'une famille de parlementaires (les Lavie sont membres du parlement depuis 1540), il a le titre de baron de Nontron, comte de Belhade Moulinet, seigneur de la Roque, marquis du Taillan, Lagorce et autres lieux. C'est un puissant seigneur parlementaire mais c'est aussi un homme bon et cultivé. Cette culture, il la doit en partie à son père Jean Charles de Lavie, décédé en 1773, auteur d'ouvrages estimés de droit public et de morale qui « dénotent une profonde connaissance de l’histoire ancienne et moderne, un jugement sain et un grand amour de l’humanité ». Il ne mit jamais, par modestie, son nom sur aucun de ses ouvrages « quoi qu’ils lui fissent beaucoup d’honneur ». Il a légué à son fils une importante bibliothèque que celui-ci s'emploie à augmenter. Estimé de ses pairs, le marquis de Lavie l'est également des gens du peuple et des Blanquefortais en particulier car il possède de nombreuses terres à Blanquefort où il est en contact avec les fermiers et métayers de la paroisse à qui il ne ménage pas conseils et justes arbitrages lorsqu'on lui demande son avis. Arnaud de Lavie épouse en 1769 à Blanquefort Marie Adélaïde Dillon, une des filles de Robert Dillon (on disait plaisamment que Dillon n'avait d'autre fortune que la beauté de ses filles). Un jour que la jeune marquise de Lavie était venue rendre visite à sa sœur à Versailles, « celle-ci lui montra la reine Marie-Antoinette à travers une porte ». Le président de Lavie en l'apprenant se mit fort en colère et dit que « sa femme était d’assez bonne maison pour être présentée à la reine ». Après son veuvage, il épouse en septembre 1786 Anne Françoise Lattin née à Dublin et petite-nièce de Marie Diconson, veuve de Robert Dillon. Le mariage est célébré par le curé Saincric dans la chapelle domestique du château Dillon ; à ce mariage assiste un noir, Léonine Scipion Talibe, né en Afrique, qui a reçu du président de Lavie « les soins et l’éducation qu’il a donnée à ses propres enfants ».Le château que les Lavie ont fait construire il y a peu de temps sur une croupe qui domine toute la plaine jusqu'à Bordeaux est environné de bois, de jardins à l'italienne et d'autres embellissements. Il y reçoit son ami et voisin l'avocat général au Parlement Charles Jean

Baptiste Mercier Dupaty qui possède le château du Dehez, au sud-est du bourg de Blanquefort, a la limite de la palus. Cette belle demeure, Dupaty l'a acquise pour cent vint-cinq mille livres en 1775 alors qu'il est avocat général au Parlement de Bordeaux depuis 1768. Le domaine comprend, outre ce château, un vignoble, des prés, des terres et marais ; sacrifiant à la mode du temps qui veut que tout membre du Parlement possède un vignoble et une « maison de campagne », Dupaty a donc choisi Blanquefort, peut-être en raison de son voisinage avec le président de Lavie, avec lequel il a beaucoup.de points communs. Né à La Rochelle, Dupaty possède d'importants revenus qui lui sont procurés par la propriété de famille à Saint-Domingue qui, dit-on, lui donne quatre-vingts mille livres de revenu par an et en fait une des cent personnes les plus riches du royaume. La famille Mercier Dupaty a accédé à la noblesse depuis très peu de temps, c'est un lourd handicap dans le milieu des parlementaires où le nom et le titre passent généralement avant la valeur des individus. Pourtant, la valeur de l'avocat Dupaty est reconnue. En 1769, Diderot écrit à son sujet,à l'occasion d'un procès : « Dupaty a pris la défense d’une veuve… contre des héritiers avides. Son plaidoyer sent encore le jeune homme. Il y a dans le style de l’emphase et de la diffusion. On lui désire plus de nerf, de précision, de sévérité ? Malgré ses défauts, on a peine à concevoir qu’à 22 ou 23 ans, on possède autant de connaissances, d’éloquence et de logique ». Mais Jean Baptiste Dupaty acquiert une renommée nationale au moment de la « fronde parlementaire » qui oppose le roi Louis XV aux Parlements de Paris et de province. C'est lui qui suscite au cours de l'été 1770 la motion dans laquelle le Parlement déclare que les ordres royaux sont illégaux et qu'ils « ne peuvent être considérés que comme des actes passagers d’une volonté séduite et non comme des actes permanents d’une volonté raisonnée, libre et légale ». Cet acte de rébellion est sanctionné et Dupaty est incarcéré sur lettre de cachet à la forteresse de Pierre Encize à Lyon. Il revient à Bordeaux en février 1775 où il reçoit un accueil triomphal lors du rétablissement du Parlement bordelais. C'est encore lui qui prononce le 13 mars 1775 le discours de la première audience de la Grande Chambre après le rétablissement du Parlement. Mais Jean Baptiste Dupaty n'est pas seulement un brillant avocat et un remarquable parlementaire. « Il apparaît comme le plus généreux et le plus noble représentant de cet esprit nouveau, plein d’aspirations grandioses, travaillé de rêves humanitaires touchant si souvent à l’utopie ». Il correspond avec Voltaire qui lui prodigue «  les marques de la plus fraternelle et touchante affection ». En 1779, se sentant affaibli, il quitte le siège du ministère public et achète pour le prix de cent vingt-six mille livres la charge de président à mortier. Mais le Parlement refuse d'enregistrer les lettres de provision et ne s'exécute enfin que contraint et forcé. On reproche à Dupaty sa noblesse de fraîche date pour occuper un emploi de cette importance mais c'est surtout en raison d'intérêts particuliers que le président Le Berthon, premier président au parlement de Bordeaux, s'oppose à l'accès de Dupaty à cette charge. Au cours d’un de ses fréquents voyages, le président Dupaty rencontre chez des amis communs liés à Turgot (1ntendant à Limoges) un jeune homme de 26 ans né à Limoges, avocat sans clientèle qui s'appelle Vergniaud. Au printemps 1780, il accepte de le prendre comme secrétaire avec un salaire de quatre cents livres par an. Vergniaud loge rue du Hâ mais voyage avec le président dans ses déplacements, prend ses repas à sa table et l'accompagne à Blanquefort lors de ses séjours. L'amitié et la protection d'un homme aussi connu et estimé que Dupaty est une aide considérable pour un jeune avocat sans fortune. Vergniaud devient donc avocat à Bordeaux où il conquiert une juste renommée d'orateur enflammé et virulent « inconnue jusque-là dans les calmes et solennels sanctuaires du parlement ». Plus tard, Vergniaud ne fera pas mentir Dupaty et sa gloire dépassera celle de son maître... En butte à l'hostilité incessante de ses confrères et affaibli par la maladie, Dupaty se fait charger de mission à Paris par le garde des sceaux Miromesnil en mai 1784. Une nouvelle carrière s'ouvre à lui. Il adhère à la franc-maçonnerie, comme d'ailleurs Durfort Duras et le président de Lavie, et entreprend une longue lutte pour la réforme de la procédure criminelle et une meilleure défense des accusés. En 1786, il rédige un « Mémoire justificatif pour trois hommes condamnés à la roue », qui fait sensation et suscite une grande émotion dans le public. Après de nombreuses démarches à Paris, à Versailles et en province, Dupaty parvient à faire acquitter au bout de trois ans de lutte trois paysans innocents que le baillage de Chaumont avait condamnés aux galères à perpétuité. La défense de ces trois innocents est surtout pour Dupaty le moyen d'alerter l'opinion publique dans le but d'exercer une pression sur le gouvernement et de réformer les lois criminelles du royaume. Il y parvient en partie mais l'essentiel des réformes qu'il demande interviendra plus tard... Le président Dupaty, alors qu'il est chargé de mission par Miromesnil, entreprend un voyage en Italie dans le but de constater sur place quelles sont les lois criminelles qui sont en vigueur. Il rédige à partir de 1785 ses « Lettres sur l’Italie » qui sont publiées en juillet 1788. Dupaty songe alors à l'Académie française, plusieurs de ses amis y sont déjà. En fait, c'est un autre honneur qui lui échoit, il est pressenti en septembre 1788 pour être nommé par Louis XVI garde des sceaux en remplacement de Lamoignon. Hélas, on apprend sa mort survenue à Paris le 18 septembre 1788 à la suite d'une « fièvre putride » ; Dupaty a 42 ans.

Tout près du domaine du Dehez, un autre domaine, celui de Mataplane, est la propriété des Maignol, noblesse de robe de fraîche date (1733). Etienne Maignol est magistrat à la cour des aides de Bordeaux qui est chargée de juger souverainement au civil et au criminel les affaires relatives à la levée des impôts. Le rôle de la cour des aides et son renom sont évidemment sans comparaison avec ceux du Parlement mais être membre de la cour des aides confère un prestige certain, surtout lorsque l'on est, comme Maignol, procureur général. Comme ses confrères, Maignol demeure généralement à Bordeaux où il possède une maison rue de la Taupe. À Blanquefort, les Maignol tiennent en fief une grande partie du bourg dont les tenanciers lui sont redevables d'agrières et autres droits. De caractère fort impétueux, très jaloux de ses droits, Étienne Maignol possède également le port d'Haubert que les Blanquefortais nomment aussi le « Port de Maignol » et qu'il entretient régulièrement tout en en interdisant l'accès aux habitants de la paroisse.

Là ne s'arrête pas la liste de la noblesse locale. À la Rivière, la maison noble de Gaujac tient en fief la partie ouest du bourg ; le seigneur en est Pierre de Robéric qui a le titre d'écuyer et demeure à Bordeaux. En revanche, Claude Clément Ange Marraquier, seigneur du Grava, la Rivière et Arbaudeau, demeure dans sa maison de la Rivière. Sa famille a été anoblie par les charges et son père est décédé à Blanquefort en 1776 âgé de 90 ans, après avoir passé sa vie à agrandir ses terres. A son décès, il laisse à ses héritiers un vignoble homogène et d'un bon rendement. Marraquier est lui aussi écuyer et capitaine aux canonniers de Guyenne. Il épouse en 1789 Antoinette Rosalie de Bonnefont, dite Toinette, née vers 1756 à Saint-André de Cubzac. Devenue veuve, elle épousa Joseph Pépe le 6 mars 1795, successeur de Saincric à la mairie de Blanquefort.

Dans le bourg, la belle demeure de la Dimière appartient à la famille Billate et, depuis le décès de Pierre Billate, à sa veuve Cécile Grenier et à ses fils, Joseph Théophile, Pierre et François Jacinthe. Les Billate possèdent également une maison rue de la grande Taupe à Bordeaux et plusieurs pièces de vignes autour de la Dimière ainsi qu'à « Saulesse ». Les Billate vendent la Dimière et son important domaine à Alexis Réaud en décembre 1790.

Aux côtés de cette noblesse appartenant à la classe des privilégiés, Blanquefort compte, parmi ses habitants, quelques bourgeois qui sont aussi les notables du village. Ils doivent leur fortune au négoce ou à leurs domaines coloniaux ou aux deux réunis. Raymond Acquart fait partie de cette dernière catégorie. Sa famille est fixée à Blanquefort de longue date où elle possède de nombreuses terres, bois, vignes et aubarèdes à Carpinet, Birehen, à Marpuch, à Vigney et dans la palus près de Mataplane, biens relevant de la maison noble du Luc. Il a acheté à Alexis Cholet son domaine situé non loin de l'église. Né vers 1719, Raymond Acquart a sept enfants dont certains sont fixés aux Antilles. La famille possède à Saint-Domingue des plantations de café, des indigoteries et des cotonneries lui procurant de confortables revenus. Saint-Domingue, la « perle des Antilles », est la pièce maîtresse du domaine colonial du royaume et Bordeaux doit une bonne partie de sa prospérité au commerce exercé avec cette colonie. Le tiers des importations de la France est d'origine coloniale et la moitié des exportations provient de la vente faite aux colonies ainsi que des produits coloniaux réexportés. Bordeaux est devenu le premier port de commerce français et la troisième ville du royaume. Cette prospérité est due en partie au commerce « triangulaire » qui s'effectue en faisant trois escales à travers l'océan, dans le but de fournir aux colonies la main-d’œuvre nécessaire à l'exploitation des plantations, c'est-à-dire les esclaves. De Bordeaux, les navires se rendent sur les côtes de Guinée avec à· leur bord une cargaison d'eau-de-vie, d'armes et de cartouches qui est échangée contre des nègres capturés parfois assez loin des côtes au prix de cinq cents livres environ par esclave. Le navire, après avoir fait son chargement variant de deux cents à six cents esclaves, se dirige vers les Antilles. Arrivés à destination, les nègres sont vendus de neuf cents à trois mille livres en fonction de leur âge et de leur état de santé. Les morts sont nombreuses en cours de transport ainsi qu'à l'arrivée. C'est surtout à Saint-Domingue que la demande de main-d’œuvre est forte en raison de l'accroissement du nombre et de l'importance des plantations : le nombre d'esclaves des Antilles françaises est passé de quarante mille au début du siècle à cinq cents mille en 1789 ! C'est qu'une plantation exige suivant son importance de cent cinquante à cinq cents hommes. La vente des esclaves effectuée, les commissaires de l'armateur achètent la production coloniale (sucre, café, indigo, coton) qui est ensuite débarquée à Bordeaux, entreposée et revendue en partie en France et en partie en Europe continentale. Une expédition rapportant à l'armateur du navire un bénéfice de trois cents à quatre cents pour cent, la richesse de Bordeaux s'extériorise par la construction des belles demeures des Chartrons. Ce commerce triangulaire, appelé aussi « trafic du bois d’ébène » enrichit non seulement les armateurs mais aussi les colons, les négociants et, en fin de compte et par contre coup, une importante partie de la région bordelaise dont fait partie Blanquefort qui en reçoit quelques retombées. En effet, le train de vie des familles bourgeoises de Bordeaux nécessite une main-d’œuvre domestique importante ainsi que l'appel fréquent aux artisans locaux pour la construction et l'entretien des hôtels particuliers qui s'érigent dans le nouveau Bordeaux des Chartrons.

Blanquefort est un village bien placé géographiquement pour y établir sa résidence de campagne. Ainsi, le négociant Daniel Christophe Meyer, né à Hambourg en 1751 et établi à Bordeaux en 1780 ne tarde pas à acheter des terres à Blanquefort, au lieu-dit de Fongravey. Peu de temps après, il y a fait édifier une « manière de villa à l’italienne », d'où il peut voir « flotter les pavillons des navires » sur la Garonne.

Un autre négociant des Chartrons, Pierre Lemit, a choisi en 1786 de faire du château de Bel Air sa maison de campagne. Tanays, négociant bordelais lui aussi, fait démolir en 1767 de vieilles bâtisses dans son bien de campagne de Clapeaux pour y construire une demeure neuve à un étage. Jean Dutasta, qui a son domicile au lieu-dit de Darreyrac à Blanquefort, [un bourdieu consistant en maison, grange, aubarède, appartenant au bourdieu appelé d'Arreyrac, au lieu anciennement appelé à Saint-Aphon ». (AD.33 G 1196 fol. 28)] est également négociant mais est souvent absent de Blanquefort où il a pourtant les fonctions de syndic de la fabrique de la paroisse, charge à laquelle il a été élu par les Blanquefortais. En son absence, c'est son maître valet Guillaume Dejean qui gère ses biens.

Parmi les notables qui appartiennent à la petite bourgeoisie, Pierre Caussade, apparenté à la famille Acquart, et né à Blanquefort en 1757, exerce la profession de chirurgien à l'Hôpital Saint-André de Bordeaux en 1776 avant de passer neuf années à l'Hôpital de la marine de Brest. Il fait ensuite des études de médecin à la faculté de Toulouse où il est reçu docteur en 1788, puis il devient pendant quelques années chirurgien-major du régiment de Noailles-Dragon avant de revenir à Blanquefort où il demeure dans sa maison de Tujean. Jacques Philippe Duportail est monnayeur pour le roi et possède le domaine de Maître Arnaud à l'ouest du bourg la maison de maître est entourée de vignes et possède un chai, un pressoir et un logement pour le vigneron. Un avocat, Degrange Tauzin, qui demeure rue Désirade à Bordeaux, possède aussi le domaine de Montigny et un petit vignoble. Le notaire du village, maître Pierre Berninet, fait également partie des notables bien qu'il n'ait pas une grande fortune; il connaît, aussi bien que le curé, les secrets de famille des blanquefortais et a l'estime des habitants. On vient également d'Eysines ou de Parempuyre pour le consulter et faire établir les actes habituels de la vie courante : les contrats d'accordailles, les testaments et donations, les baux pour les habitations et les terres, les accords divers entre voisins ainsi que les prêts que les plus aisés consentent aux autres. Pierre Berninet, qui est né en 1725, a succédé à son père Dominique, lui aussi notaire à Blanquefort. Il a eu de nombreux enfants après son mariage avec une blanquefortaise, Louise Tartas, mais il n'en a plus que trois au seuil de la vieillesse : son fils Antoine, né en 1754, qui exerce en fait la même profession que lui, et deux filles, Thérèse et Marie. On le sollicite également pour rédiger une lettre ou une requête car à Blanquefort tout le monde ne fréquente pas l'école tenue par les« régents » Ferry frères ; seulement neuf pour cent des époux et trois pour cent des épouses ont su signer leur acte de mariage durant la période 1780-1789.

Il est vrai que l'enseignement n'a pas les faveurs de l'époque. L'abbé Fleury à la fin du siècle précédent disait : « Les pauvres n’ont pas besoin ni de savoir lire, ni de savoir écrire ». L'académie de Rouen quant à elle s'interrogeait en 1746 de savoir s'il est « avantageux ou préjudiciable au bien de l’état que les gens de la campagne sachent lire et écrire ».

Lieu du culte, l'église est aussi le centre de la vie du village. C'est dans le cimetière qui l'entoure que se tiennent les réunions de la communauté des habitants. C'est également sur la place de Leyre toute proche que les marchands ambulants s'installent pour y vendre leurs marchandises. Faute de réparation, l’église est en mauvais état lorsque Saincric prend ses fonctions à Blanquefort. Elle est bâtie en pierres, chaux sable et a soixante pieds de longueur, quarante six de large et vingt-sept de hauteur. Plafonnée et carrelée, elle a ses murailles intérieures blanchies à la chaux mais le crépi extérieur se dégrade. Il y a trois chapelles du côté droit en entrant la chapelle Saint-Jean, la chapelle Sainte-Catherine et la chapelle de Notre-Dame de la Pitié qui appartient à la famille Maurian. Du côté opposé se trouvent deux autres chapelles, l'une possède l'autel de Notre-Dame et l'autre, la chapelle Saint-Georges, appartient à Monsieur de Maignol qui, à ce titre, nomme un chapelain qui n'est autre, en 1789, que le secrétaire de l'archevêque. Ce chapelain est tenu de faire dire une messe le jour de la Saint-Georges, après avoir averti le seigneur de Mataplane, et de faire prier pour l'âme du fondateur, Pey de Lisle, (seigneur de Mataplane vers 1520). Sa rétribution consiste en quelques agrières perçues à Blanquefort et à Eysines dont le montant annuel représente quelques dizaines de livres. Le clocher, couvert d'ardoises, situé au-dessus de la chapelle Saint-Georges, est en forme de tour carrée. Les Blanquefortais, comme tous les villageois, sont attachés à leur clocher. Ils en sont fiers aussi et « l’esprit de clocher » n'est pas un vain mot. Leur attachement se porte aussi sur les cloches de leur église qui sonnent l'angélus soir et matin, et à midi en période de Carême. Elles annoncent aussi les délibérations des assemblées de la communauté, sonnent lors des cérémonies et fêtes religieuses et donnent l'alarme.

Les inhumations se font dans le cimetière clos de murs qui environne l'église et au milieu duquel une croix de pierre est dressée. Les enfants non baptisés n'y sont pas enterrés. Les notables qui ont acquitté le droit de banc et le droit de sépulture s'élevant à plusieurs centaines de livres sont autorisés à être inhumés dans l'église, ce qui est le cas en particulier des familles Maurian et Berninet, le notaire. Bien qu'une déclaration royale de Louis XVI en 1776 ait interdit la sépulture dans les églises pour des raisons évidentes de salubrité, l'usage persiste encore on ouvre les tombeaux pour y placer de nouveaux défunts, ce qui provoque des émanations pestilentielles qui incommodent l'assistance. La pratique de la religion catholique, religion d'état depuis la révocation de l'Edit de Nantes, est une obligation bien que l'Edit de 1787 assure une certaine tolérance. Rares sont les Blanquefortais qui ne font pas leurs Pâques. Leurs noms sont communiqués à l'archevêché et ils s'exposent alors à des peines canoniques embarrassantes sur le plan social. Tous les actes de la vie sont consignés sur les registres de catholicité tenus par les curés. Il n'y a pas d'autre mariage que celui célébré par un prêtre. Cependant l'esprit des lumières de cette fin de siècle incite certains Blanquefortais à prendre des distances avec la religion et la proximité de Bordeaux n'y est pas étrangère. Au culte catholique se mêlent des croyances et des pratiques superstitieuses que la tradition orale, relayée par les almanachs et les colporteurs, maintient bien vivaces. C'est ainsi qu'à Blanquefort, le jour de la Saint-Roch, les bœufs de labour sont amenés à l'église, accompagnés de leur conducteur en habit des dimanches, où le prêtre les bénit ; la cérémonie terminée, il renvoie les bêtes à l'étable. Le « mal donné » fait aussi partie des croyances populaires pour lequel on a recours au prêtre pour un exorcisme ou aussi à un désenvoûteur comme il en existe dans toute paroisse. Les processions sont nombreuses et celle de la Fête Dieu est l'une des plus importantes alors que les processions des Rogations sont peu suivies à Blanquefort. En plus des dimanches, de nombreuses fêtes religieuses chômées font obligation aux travailleurs de respecter le repos. Monseigneur de Maniban a réglementé pour le diocèse de Bordeaux vingt-deux jours chômés :

- Janvier : Circoncision de Jésus. Epiphanie.
- Février : Purification de la Vierge.
- Mars : Annonciation.
- Avril Vendredi saint et deux fêtes de Pâques.
- Mai : Ascension et deux fêtes de Pentecôte.
- Juin : Fête Dieu. Nativité de Saint-Jean Baptiste. Saints Pierre et Paul.
- Août : Assomption.
- Septembre : Nativité de la Vierge.
- Novembre : Tous les saints. Jour des morts. Saint-André, patron du diocèse.
- Décembre : Conception de la Vierge. Nativité et les deux jours suivants.

À ces fêtes religieuses s'ajoutent les fêtes extraordinaires qui marquent les événements nationaux tels que les convalescences du roi, les mariages et naissances intervenant dans la famille royale, les victoires militaires. Des réjouissances sont organisées à ces occasions et on danse alors comme tous les dimanches dès que la messe est terminée. Le jeu de rampeau est pratiqué dans toute la région et les cabarets ne désemplissent pas les jours de fête ; le curé Cholet, un prédécesseur de Saincric, se plaint en 1734 de l'ivrognerie de ses paroissiens « surtout les dimanches où les cabarets sont ouverts jour et nuit ». Les jeux de cartes et de dés sont également très populaires dans le village.

Tout tourne donc autour du clocher, cœur du village. Comment concevoir Blanquefort sans son église, sans son clocher, sans ses cloches et sans son curé ? Pourtant, un événement lourd de conséquences va se produire durant l'hiver de 1788-1789. Du 20 décembre 1788 au 20 janvier 1789, une forte vague de froid inhabituelle et prolongée s'abat sur l'Europe, et la région bordelaise est durement touchée. « La rivière est prise dans les glaces jusqu’aux trois-quarts de sa largeur, les navires vont en dérive, entrainés par les glaces… Si ce temps continue, la misère sera grande dans notre ville et le peuple souffre déjà beaucoup…

Le thermomètre Réaumur est descendu en dessous de zéro le 14 janvier (- 18,5° C). La vieille église paroissiale, elle non plus, ne résiste pas à ce froid et, le 21 janvier, elle s'effondre dans un effroyable fracas. Après un premier moment de stupeur, il faut bien se rendre à l'évidence, c'est une véritable catastrophe qui frappe la communauté et qui s'ajoute aux autres dégâts causés par le froid. Mais comment cet édifice qui venait de subir des réparations a-t-il pu s'effondrer ? En effet, le syndic de la fabrique, Jean Dutasta, nommé à cette fonction en

1776, a fait entreprendre, il y a peu de temps, un agrandissement et des modifications à l'édifice. Ces travaux ont-ils été faits correctement ? C'est la question qui agite les Blanquefortais. Quoi qu'il en soit, Blanquefort ne peut rester sans église et, dès le lendemain, les travaux de déblaiement commencent (23). On estime alors à seize mille livres le montant des travaux de restauration. Mais qui va payer ? Ce n'est pas avec les revenus de la fabrique ou ceux de la communauté que l'on pourra financer cet ouvrage. La fabrique ne dispose que des revenus de la location du « barrail de l’église, d’un petit pré et d’une petite pièce de terre et de vigne ». La communauté des habitants possède un revenu de mille sept cents livres qu'elle tire des loyers du pré de l'Ile (quatre cents livres) et du tènement de la Bassiolle (mille trois cents livres) qui sont traditionnellement mis en fermage. Sur ces revenus, la fabrique doit assurer les menues réparations d'entretien du presbytère, la fourniture du luminaire et du linge liturgique nécessaires à la célébration du culte ; la communauté a elle aussi des charges et doit participer en particulier aux frais de logement de l'armée lorsqu'un régiment prend ses quartiers d'hiver à Blanquefort. On parle alors d'un emprunt qui serait supporté par tous les habitants. Cette solution n'est pas appréciée par tous et en particulier par Guillaume Dumanes fils, Jean Mondon, Bertrand Fillon, François Coutoula et de nombreux autres Blanquefortais qui estiment que le syndic de la paroisse est responsable de la ruine de l'église et que c'est donc à lui et à lui seul qu'il incombe de pourvoir aux dépenses de reconstruction. D'ailleurs il est patent qu'il a dépassé ses attributions de syndic en ordonnant ces travaux sans avoir au préalable, comme le droit commun et l'usage le prévoient, réuni la communauté des habitants de Blanquefort pour en délibérer. Le curé Saincric avait bien donné son approbation pour ces travaux mais il n'avait ni droit ni compétence pour donner une telle approbation, c'était à la paroisse seule de l'ordonner. Encore faut-il que les opposants à la solution de l'emprunt fassent la preuve que le dommage est arrivé par la faute de Dutasta, ce qui n'est guère facile à prouver... Le temps passe et on ne peut se permettre d'attendre plus longtemps ; entamer un procès dont l'issue est incertaine tente certains Blanquefortais. Les premiers travaux sont entrepris pour rendre utilisable le cinquième de l’édifice qui est encore debout utilisable mais le sort en décidera autrement et il faudra attendre de nombreuses années pour que Blanquefort retrouve une église digne de ce nom. Par ailleurs, la chapelle de « Saint-Aon » est déjà en ruine depuis quelques années lorsque l’église du bourg s’effondre. Cette année 1789 commence décidément bien mal !

L'abbé Baurein, les « Variétés bordeloises » publiées en 1784.