La création de la voirie 

Les routes donnèrent aussi beaucoup de tracas à la municipalité. Depuis toujours, on l'a vu, Saint-Aubin n'était relié à Saint-Médard, son débouché naturel, que par des routes à moitié défoncées. Des chemins en piteux état joignaient les villages au bourg, mais les liaisons entre les hameaux n'étaient souvent que de mauvais sentiers. Il était difficile d'aller de Hourton à Segonnes. Mounic était bien relié à Cujac d'où l'on pouvait gagner le bourg en charrette, mais il était isolé des autres agglomérations. Aller de Hourton à Salaunes ou de Cujac à Louens était une aventure, et le voyage du Bourg à Germignan était lui-même hasardeux. La route, encaissée, étroite, traversait alors des fourrés qu'il fallait sans cesse élaguer. La lumière du soleil n'y pénétrait jamais, si bien que le chemin était coupé de multiples ornières, toujours remplies d'eau, dans lesquelles les charrettes s'embourbaient. Il fallait pousser à la roue, parfois déposer la moitié du chargement ou faire appel à un double attelage. Bien souvent la traversée des rivières, le Cagaréou et le Courmateau, s'effectuait à gué, sur des branchages. Si la route prenait quelqu'importance, on construisait un pont de bois, jusqu'au jour où l'on s'aperçut que les ponts de pierre étaient plus durables et coûtaient moins cher.

En 1838, Saint-Aubin fut presque coupé du monde. Le pont de Bonnan, sur le ruisseau du Pas-de-la-Tourte s'était effondré. Il n'était plus possible d'aller à Saint-Médard avec un attelage. Pour le réparer, il fallut demander aux Eaux-et-Forêts l'autorisation de couper un gros pin dans la forêt communale. Pour construire et améliorer la voirie, les habitants étaient soumis, chaque année à un impôt en nature créé par une loi de 1824, appelé « Prestations ». Étaient tenus d'acquitter cet impôt chaque propriétaire chef de famille, régisseur, fermier porté sur le rôle des contributions ainsi que chacun de ses fils vivant avec lui et chacun de ses domestiques mâles âgés de plus de 21 ans. Chaque assujetti devait fournir deux jours de travail par an ainsi que deux jours par bête de somme avec son véhicule, mais il pouvait remplacer ces travaux par une cotisation de 1 F par journée de manœuvre, 3 F par bête de somme et 6 F pour un tombereau à deux chevaux. Ils pouvaient aussi payer un remplaçant qui fournissait les bras et l'attelage. Certains remplaçants gagnaient ainsi leur vie une partie de l'année. Beaucoup cependant préféraient accomplir eux-mêmes leurs prestations, profitant de la morte-saison, très heureux de se retrouver entre rudes gaillards, dans une franche camaraderie. Dès la pointe du jour, ils étaient sur place. Le garde-champêtre indiquait à chacun sa tâche, le volume de pierre ou de grave qu'il fallait extraire, charger, transporter, étaler. C'étaient alors comme au temps de la chevalerie, d'étranges défis et d'étranges concours dont on cite encore les champions, ceux qui pouvaient charger un tombereau à la pelle en moins de dix minutes, ceux qui finiraient leur tâche avant les autres. Les champions, et même les autres, n'avaient pas besoin de courir le long des routes pour perdre quelques grammes. Entre huit et neuf heures, les pâtés, boudins, saucissons, sardines à l'huile et fromage « croûte-rouge » jaillissaient des musettes. Les gourdes et les « cujots » (sortes de citrouilles de forme allongée terminées par un renflement, qu'on avait séchées et évidées et qui contenaient bien une chopine) étaient toujours à portée de main, car le travail pénible donnait soif. Et comment aurait-on pu cracher dans ses mains pour empoigner le manche de l'outil avec la gorge sèche ? Après ce casse-croûte réconfortant, on reprenait le travail en guettant le moment où l'ombre la plus courte indiquerait l'heure de midi, en écoutant, par vent favorable, la cloche de l'Angélus.

On dételait, car les bêtes aussi étaient fatiguées. Avant de songer aux hommes, il fallait d'abord soigner les animaux. Quelqu'un avait déjà préparé la braise. Les jours fastes, on humait le parfum de l'entrecôte, rehaussé par celui des échalotes. Mais le plus souvent, sur un feu de brandes, on faisait griller, avec une longue fourchette de bruyère, une belle tranche de « ventrèche » (lard). Dès que la chaleur fondait la graisse, on la faisait goutter sur de larges tranches de pain bis. Un régal des Dieux, m'ont dit ceux qui en ont mangé. D'autres apportaient leur « mique », une boule de pâte de farine de sarrasin salée contenant parfois du miel en son milieu. À la fin du repas, on faisait péter le bouchon d'une vieille bouteille de Médoc, sans étiquette mais authentique. Pensez, c'est le grand-père qui l'avait mise en bouteille !

Pendant ce temps, on échangeait les dernières nouvelles : les réputations s'enjolivaient ou s'abîmaient. On refaisait le monde. Après une courte sieste, il était dur de reprendre la pelle, mais ils étaient vaillants. Ils continuaient à travailler jusqu'à la nuit tombante, ne s'accordant en milieu d'après-midi qu'une courte pause, le « quatre-heures », avec quelques restes du repas, quelques feuilles de salade trempées dans la vinaigrette et bien rafraîchissantes. D'autres préféraient une vigoureuse frottée à l'ail qu'on mangeait avec des raisins à la saison.

L'administration s'occupait aussi des routes. Là encore, il y eut des démêlés. En 1853, le préfet demande aux municipalités de voter le maximum d'impôts pour leur entretien. Le conseil supplie le préfet de ne pas donner suite car « l'entretien du bon esprit de la population est tout aussi utile que celui des routes. Il ne faut pas charger d'un surplus de corvées une population aux revenus modestes qu'on fatiguerait et qu'on aigrirait. Les prestations déjà votées sont suffisantes pour l'entretien des chemins sur lesquels on n'a jamais vu les agents voyers qui, maintenant, demandent un impôt supplémentaire ».

Quand la route du bourg à Louens fut carrossable, la commune demanda son classement dans la voirie départementale, mais poussa de hauts cris, lorsque, l'année suivante, le préfet fixa la contribution municipale pour son entretien au double de ce qu'elle coûtait auparavant.

Texte extrait du livre : Chronique de Saint-Aubin-de-Médoc, René-Pierre Sierra, juin 1995, éditeur mairie de Saint-Aubin-de-Médoc, p 168-172.