Les témoignages sur le camp d’Eysines
De tous les témoignages qui suivent, seul celui de Monsieur Pérey a été rédigé par son auteur, les autres ont été recueillis au cours de conversations orientées par des questions sur chacun des principaux aspects de ce sujet.
Monsieur Guy Pérey, le 14 avril 2003 : sous ce titre et la signature de M. Baron, vous parlez du camp d’Eysines situé sur le plateau du Vignan surplombant les sources du Vignan. Enfant d’Eysines, j’ai assisté à sa création en 1939 et à sa vie. Nous avions un jardin maraîcher à Cantinolle et je passais pour m’y rendre par le chemin du Vignan. Ce camp a été construit après la déclaration de guerre en 1939 sur un terrain appartenant à Monsieur Louis Lafon pour une grande partie. La raison d’être originelle était la construction de baraquements en bois pour loger les requis civils qui avaient été affectés à la poudrerie de Saint-Médard-en-Jalles pour fabriquer de la poudre (quelques uns étaient même logés chez l’habitant). Ce camp n’était pas clôturé et il y avait de nombreux baraquements. À l’arrivée des Allemands en juin 40, ce fut la débandade et les requis qui étaient des civils du département ou limitrophes rentrèrent chez eux, abandonnant le camp.
Les Allemands le récupérèrent et y installèrent au cours de l’été 40 des familles de civils étrangers dont j’ignore encore la provenance et la nationalité, mais qui étaient libres et protégés par un petit groupe de soldats allemands armés. À ce sujet, à l’automne 40 un dimanche soir, des bombardiers anglais vinrent bombarder des objectifs vers l’aérodrome de Mérignac et passaient à basse altitude sur Eysines. Au passage de l’un d’eux sur le camp (qui était éclairé !), une sentinelle allemande lui tira une salve de fusil-mitrailleur. L’avion fit aussitôt demi-tour et lâcha deux chapelets de quatre bombes sur le camp qui eut de la chance : le premier chapelet tomba entre la maison de M. Mercier qui fut atteinte par des éclats et le souffle et l’entrée du camp, et le second arrosa la rue des Acacias, sautant le camp ! Il faut dire qu’à l’époque tout ce secteur était en vigne ou en terre, ce qui limita les dégâts à quelques blessés à l’entrée du camp. Ces civils disparurent pendant l’hiver et l’armée allemande clôtura le camp de fils barbelés avec des miradors de garde. Au début, des civils dont j’ignore la provenance, furent internés et gardés militairement. Ils furent remplacés vers 1941(?) par des prisonniers tirailleurs sénégalais que l’armée occupante employait à construire des blockhaus et des lignes téléphoniques enterrées autour de Bordeaux. Je me rappelle qu’en hiver ils partaient en colonnes pieds nus dans des sabots avec de la paille pour beaucoup qui n’avaient plus leurs souliers, encadrés par des sentinelles. En passant dans la rue d’Eysines devant la boulangerie Fitte, ils quémandaient quelques pains que le boulanger leur donnait généreusement lorsque les sentinelles n’intervenaient pas brutalement à coups de crosse. Je me souviens que passant souvent avec ma charrette et des légumes je leur jetais quelques légumes par dessus les barbelés : « pour faire la soupe, missié », me demandaient-ils. En septembre, rentrant la récolte de citrouille d’hiver (j’en avais plus de une tonne sur la charrette), je me suis arrêté pour leur en jeter lorsque la sentinelle m’intima l’ordre de partir (raus). J’ai voulu malgré tout jeter ma citrouille en parlementant. J’ai entendu le bruit de la culasse du fusil et il m’a mis en joue. Le prisonnier qui attendait m’a crié « ne jette pas, il tire ». J’ai donc reposé ma citrouille et je suis parti. Le prisonnier m’a crié : « on lui fera la peau à ce salaud ». Mais c’est l’Allemand qui avait le fusil !
J’ai eu ma vengeance lorsque l’Italie a arrêté la guerre. Les Allemands ont interné les soldats italiens et à Bordeaux il y avait beaucoup de marins italiens. Ce qui fait que j’ai vu le camp d’Eysines se remplir d’officiers italiens dont certains avaient beaucoup de galons ! Et, passant toujours avec ma charrette, je me suis entendu interpeller par des officiers rutilants de galons : « Monsieur, on a faim, on a de l’argent, vendez-nous des légumes ». Alors, j’ai éclaté de rire et je leur ai fait un grand bras d’honneur. La sentinelle sur le mirador ne m’a pas mise en joue mais elle rigolait !
La libération est arrivée et le camp a servi aux forces françaises pour interner les prisonniers allemands et italiens pris à la libération. Ensuite, des prisonniers vietnamiens libérés sont venus en transit quelques temps en attendant d’être rapatriés. Mais je ne me souviens pas d’avoir vu des femmes internées ! Puis le camp a été abandonné, les baraquements étant laissés aux propriétaires « en dédommagement », je crois. Et ils ont disparu, le terrain étant devenu constructible, les maisons les ont remplacés.
Madame Ladevèze : elle a indiqué les points d’impact des bombes sur la photo aérienne.
Monsieur Roger Bos : il était âgé de plus de vingt ans en 1940. Il apporte les précisions ci-après : la première destination du camp était bien le logement d’ouvriers requis pour la poudrerie de Saint-Médard. Si la construction a été commencée assez tôt, elle n’était pas terminée au moment de l’arrivée des Allemands. De ce fait, il n’y aurait jamais eu de « poudriers » à Eysines. Ce n’est qu’après l’arrivée des occupants que les travaux ont été achevés par le raccordement au réseau d’adduction d’eau depuis le château d’eau de la Forêt (ce qui aurait permis l’alimentation en eau courante des maisons du bourg et de Lescombes). Les civils de 1940 étaient des Alsaciens Lorrains en attente de rapatriement. Il confirme également la présence de Sénégalais, qui travaillaient à la construction d’un blockhaus situé à la limite entre Blanquefort et le Taillan. Les Indochinois semblaient vivre assez librement et allaient faire leurs achats de nourriture à Bordeaux. Il n’a aucun souvenir des Italiens.
Des femmes soi-disant collaboratrices ont été internées à la Libération ; elles étaient gardées par des sentinelles noires. Il existait trois miradors, un à chaque coin, à l’exception du nord-est. Il est convaincu que le bombardement du camp a eu lieu dans la nuit du soir de Noël, soit le 25 décembre au soir. Les emplacements des quatre bombes donnés par Madame Ladevèze lui semblent correspondre à la réalité.
Monsieur Durousseau : 17 ans en 1940. Il habitait à la Forêt et venait travailler au marais du Sescat. Il se souvient surtout des Indochinois qui faisaient de la musique qui s’entendait jusqu’à Blanquefort. Il n’y a eu que quatre bombes lâchées sur le camp. De décembre 1942 à février 1943, il travaille à la base sous-marine. Il rejoint ensuite l’exploitation familiale, les maraîchers étant exemptés de STO.
Monsieur Campet, chef divisionnaire de la police de Bordeaux après la guerre, confirme la présence des Indochinois.
Michel Baron.
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