L’élevage des sangsues aujourd’hui 

Brigitte Latrille, la reine des sangsues.

Championne olympique de fleuret, cette ancienne hôtesse de l'air dirige un élevage d'« Hirudo medicinalis ». Elle n'a jamais cherché à capter les feux de la rampe. Cette grande femme de 53 ans est devenue l'une des rares spécialistes de l'élevage de sangsues. Quatre sociétés se disputent le marché mondial, en Allemagne, en Angleterre, en Russie et en France, dans le bassin d'Arcachon. À Audenge, dans ces marais où l'on cultivait déjà des sangsues au 19e siècle, des centaines de milliers de vers annélides sont élevés en milieu naturel. Chaque été, au moment de l'arrivée des sangsues juvéniles, Brigitte Latrille se retrouve dans les bassins d'eau douce avec ses deux collaborateurs, Sonia Péducasse et Adrien Bajeux.

Une partie des annélides sont récupérées pour être nourries puis mises au jeûne dans un laboratoire à Eysines, au nord-ouest de Bordeaux. Elles seront ensuite expédiées dans le monde entier. « Sur 100 000 sangsues vendues par an, nous en exportons 70 %, principalent aux Etats-Unis, au Canada, en Corée et en Europe », explique cette ex-hôtesse de l'air. Ricarimpex est la seule des quatre sociétés à avoir reçu l'agrent « dispositif médical » de la puissante Food and Drug Administration (FDA) américaine.

Le laboratoire ne paie pas de mine : installé au rez-de-chaussée d'une maison d'habitation des années 1960 - où Brigitte Latrille vit à l'étage - derrière de hauts murs blancs, on imagine mal la présence de ces milliers d'animaux hermaphrodites somnolant ou digérant par groupe de 150 dans des bidons en plastique translucides.

Sentinelle de la pollution, Hirudo medicinalis est un invertébré sensible : vulnérable aux polluants (pesticides, herbicides...), au réchauffent climatique à l'origine de l'assèchent des zones humides - son lieu de vie de prédilection -, à la disparition des grenouilles - les hôtes privilégiés des juvéniles. Marie-Luce Jardin, dans sa thèse de médecine sur « les thérapies par les sangsues » (2005), explique que l'espèce a aussi été « fragilisée par la collecte irraisonnée au 19e siècle », quand la sangsue était considérée comme le rede miracle à tous les maux humains avant de tomber en désuétude. Conséquence : l'espèce est menacée d'extinction.

Les invertébrés à deux ventouses de l'autodidacte Brigitte Latrille n'ont pas ces soucis-là à se faire. Elle qui n'avait jamais entendu parler - et encore moins vu - de sangsues de sa vie avant d'acheter l'entreprise en 1993. À cette époque, « sans trop [se] poser de questions », elle saute sur l'occasion que son père, ex-président de l'université des sciences de Bordeaux et ex-directeur de cabinet de Jack Ralite, ministre de la santé au début des années 1980, lui présente : racheter une entreprise d'élevage de sangsues transmise de père en fils depuis 1845. Peu importe si elle n'a qu'une licence de langues et civilisations slaves en poche. « Je me suis accrochée. » Ses parents l'ont beaucoup soutenue, son investissent et sa volonté ont fait le reste.

L'autre grand spécialiste du sujet, Guennady Nikonov, à la tête de la plus grande ferme d'élevage de sangsues en milieu artificiel à côté de Moscou, se souvient très bien de ses premiers pas « dans le brouillard ». « Maintenant, dit-il, me si elle n'a pas de diplôme de scientifique, Brigitte est devenue une très bonne spécialiste en biologie, comportent et physiologie des sangsues. Et nous travaillons ensemble à l'amélioration de nos connaissances en biochimie, pharmacologie et cosmétologie. »

Ce goût pour le défi et la compétition remontent à ses jeunes années : la jeune Brigitte est triple championne olympique (1976, 1980 et 1984) au fleuret par équipes. « J'en ai conservé la combativité », lâche la quinquagénaire modeste. Elle se bat d'autant plus que, depuis les années 2000, elle souffre d'une rétinopathie inversée : elle ne peut voir qu'à la périphérie de son champ de vision. Désormais, elle met sa dextérité au service de ces ovipares, porteurs de tant de fantasmes. Une sangsue blessée ? Gravide ? Elle les reconnaît au toucher. Des commandes par Internet ? Un logiciel de synthèse vocal l'alerte. Sonia, sa collaboratrice, son soutien et complice, en est bluffée : « Cette capacité d'adaptation est phénoménale, surtout dans les manipulations car, certains jours, les sangsues sont fofolles. »

Mais qui peut bien acheter ces petits vers sombres ? « Des CHU, des cliniques et, de plus en plus, des naturopathes, kinésithérapeutes et ostéopathes », précise la présidente de Ricarimpex. Les sangsues sont souvent utilisées en microchirurgie et chirurgie plastique, pour des reprises de greffe, des petits hématomes, en rhumatologie, contre l'arthrose du genou, du dos... Une cre médicale à base de salive de sangsue est me commercialisée pour lutter contre les insuffisances veineuses comme les phlébites ou les suites de sclérose, contre les complications inflammatoires ou encore contre les crises d'hémorroïdes.

Les vertus curatives de l'animal, dont sa fameuse salive qui contient de l'hirudine - une substance anticoagulante - sont nombreuses. « La sangsue fait naturellent depuis des millénaires ce que l'homme n'a découvert que depuis un siècle », assure Jacques Baudet, professeur erite de microchirurgie au CHU de Bordeaux, un des premiers en Europe à avoir réimplanté, au début des années 1970, un segment de doigt puis une main entière et à utiliser des sangsues contre les congestions veineuses postopératoires. Le professeur Baudet se fournissait bien sûr auprès de Ricarimpex.

Quarante ans plus tard, son successeur à la direction du service chirurgie plastique et reconstructive du CHU garde toujours un bocal de sangsues à portée de main. « C'est merveilleux, la sangsue, lâche Philippe Pélissier : elle injecte un anesthésique local, puis un anti-inflammatoire pour éviter l'œde au moment de la piqûre, puis, pour empêcher la coagulation du sang, un anticoagulant, le plus puissant du monde. Autre miracle, poursuit-il, pour ne pas que les vaisseaux se rebouchent, elle sécrète des enzymes qui inhibent l'agrégation de plaquettes. » Il faut ajouter d'autres enzymes, qui augmentent la perméabilité cutanée aux sécrétions salivaires de la sangsue et l'afflux sanguin. Elle sécrète aussi un antibactérien. « C'est un animal qui recèle encore pleins de mystères et fait l'objet de nombreuses recherches, complète Brigitte Latrille, qui n'a jamais pris de vacances depuis l'achat de l'entreprise. C'est ce qui me fascine, et c'est un peu ma vie. »

Texte extrait de l''article du journal Le Monde, Claudia Courtois, paru dans le cahier Monde des Sciences du 02.02.13

Pour en savoir plus sur la société Ricarimpex qui commercialise des sangsues : http://sangsue-medicinale.com/