Le diable en stop dans le Médoc.

Ce matin-là, le diable se leva du pied fourchu gauche, la tête colonisée par une méchante bande d'angelots qui jouaient du djembé entre ses cornes. À 2 000 ans passés, il supportait de moins en moins les soirées abreuvées de l'enfer. La tequila à 99° lui perforait les tripes et il haïssait les musiques amplifiées infernales des jeunes générations de démons. À tout prendre, il préférait presque les cantiques. Encore tout ensuqué, il s'habilla en ronchonnant. Bien entendu, même en rentrant le ventre, il ne réussit pas à fermer le bouton du haut de son jean.

- Nom d'un sort ! jura-t-il en se servant un verre de pastaga sans eau, il faut que je me mette à la tisane et au régime. Il ne se souvenait plus du tout de l'endroit où il avait garé sa voiture la veille. Il dut se livrer à quelques manipulations magiques pour la visionner : l'antique express rouillé gisait sur un parking du Verdon non loin de l'embarcadère du bac pour Royan.

- Mais qu'est-ce-que je suis allé faire dans ce trou perdu ? se demanda-t-il. Et pourquoi est-ce que je me traîne des cacugnes aussi minables ? J'ai dû acheter ça, il y mille ans, pour aller à la chasse, mais maintenant, même les chiens ne veulent plus monter dedans. Tu m'étonnes qu'aucune diablotinette n'accepte de finir la nuit avec moi ! Il faudrait que je me trouve un joli kangoo ! Il finit la bouteille de pastis au goulot, et, les idées un peu plus claires, sortit de l'enfer par une des portes donnant sur la Pointe de Grave. L'air pur et marin le fit tousser. Il ne reconnaissait rien autour de lui. Comment l'express était-il arrivé dans ce bout du monde ? Il soupçonna quelque apprenti démon de l'avoir abandonné là après l'avoir emprunté ; sans permission. La jeunesse ne respectait plus rien : de son temps, on piquait des carrosses. La voiture, après quelques imprécations démoniaques, voulut bien démarrer. Le diable sortit son atlas routier de la boîte à gant. Le Médoc y figurait en blanc, comme un triangle vide entre mer et rivière : il faut dire qu'en ce temps-là, la presqu'île n'était qu'un désert de sables mouvants, de graves arides et de marécages décourageants.

- Intéressant, pensa le diable. Un pays inexploré. Je vais peut-être y trouver du pétrole ou du charbon pour faire brûler en enfer. Au prix où le fioul se vend maintenant, ça me ferait des économies. Curieusement, cette contrée inhabitée était malgré tout traversée par une route, une seule, indiquée par un fin trait rouge sur la carte : RN 215, déchiffra péniblement le diable qui n'avait pas ses lunettes pour voir de près. Et il embraya.

Voici donc le diable, en ce beau dimanche, roulant sur la nationale 215, en direction du sud. Cette route mythique, que le monde entier nous envie, présente l'inconvénient d'être la plupart du temps rectiligne. Il s'agit donc d'éviter de s'endormir au volant, ou de négocier des virages inexistants. Ce n'est pas si facile, quand on n'est pas tout à fait à jeun. Mais pour la vitesse, chacun fait ce qu'il veut, car il est bien entendu que le Médoc est un pays libre. Cependant avec l'express, aucun risque de dépasser le quatre-vingts. Le diable roulait donc tranquillement, sans zigzaguer plus qu'il ne faut. Il fut donc fort surpris quand la maréchaussée lui fit signe de s'arrêter. - Vous ne portez pas de ceinture, Monsieur, lui dit un gendarme. - Et non, répondit le diable aimablement. J'ai déjà du mal à fermer mon pantalon à cause de mon ventre, je ne vais pas mettre une ceinture en plus… Ah, ah ! ricana le gendarme. On fait de l'esprit ! Montrez-moi vos papiers, Monsieur, et soufflez un peu dans cet appareil. Et voilà que malgré des papiers presque en règle et un alcootest à peine positif - il n'avait guère bu qu'un demi-litre de pastis depuis son réveil - le diable se vit retirer son permis de conduire, sans avoir eu le temps de se faire expliquer cette histoire de ceinture dont on ne lui avait absolument rien dit quand il avait passé son permis, mille ans auparavant !

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Il se retrouvait donc seul, à pied, au milieu de nulle part. Il essaya d'invoquer les forces infernales ou d'appeler un taxi avec son portable. Personne ne lui répondit : ça ne captait pas. Il ne lui restait plus qu'à faire du stop, comme un drolle, à plus de 2 000 ans ! Heureusement la chance ne tarda pas à lui sourire. Un gros véhicule étincelant se gara devant lui. Le diable réprima un haut le cœur en reconnaissant le conducteur : le bon dieu, lui-même, souriant de son sourire éternel et pétant la forme - C'est quoi cette voiture de quéqué ? demanda le diable en s'installant sur le siège confortable. - Une mercédès 4x4, c'est mieux pour circuler par ici à cause du sable. - Ouais, mais ça doit consommer, ricana le diable. Et moi, les voitures neuves, ça me donne envie de vomir : ça ne secoue pas assez. C'est comme la clim, ça me rend malade. - Tu n'es jamais content, mon pauvre, soupira le bon dieu. Qu'est-ce que tu fabriques sur cette route ? - C'est ce que je me demande depuis ce matin : je suis venu chercher ma voiture au Verdon, je ne me souviens plus pourquoi je l'avais garée là. Je pensais en profiter pour visiter un peu le pays, mais il n'y a rien dans ce coin ! dit le diable en gardant pour lui ses projets pétroliers. - Justement, je suis ici pour arranger ça, dit le bon dieu. Tu pourrais m'aider si tu as des idées. - Et qu'est-ce que je gagnerai ? - Une place au paradis. - Beurk ! fit le diable. On va plutôt se partager le pays. Tu prends tout ce qui est à l'ouest de la RN 215 et moi tout ce qui est de l'autre côté. - Ce serait plus fraternel de travailler ensemble, proposa le bon dieu. Mais le diable qui s'était fait couillonner plus d'une fois par le bon dieu n'avait pas envie de travailler fraternellement. - Je te vois venir, je les connais tes partages, dit-il. Quand on plantera des patates, tu prendras ce qui pousse sous la terre et moi, j'aurai droit aux feuilles immangeables qui poussent au dessus. Et pour récolter le blé, ce sera l'inverse : les épis pour toi et les racines pour moi. Tu me prends pour un pec, ou pour un mourre ? Tu m'as déjà fait le coup dans les Landes. Mais ça ne marche plus. On fait comme j'ai dit. Le bon dieu, certain d'y gagner, accepta. Il débarqua son passager et quitta la route pour s'enfoncer vers l'ouest.

Le diable s'assit sur un petit tas de graviers et contempla le paysage désolé. Exactement le genre d'endroit désertique qui regorge de pétrole. Il était sûr que quelques formules de magie noire feraient jaillir le précieux liquide, mais il n'était pas en forme et surtout il avait très soif. Il n'avait rien bu depuis le petit déjeuner. Le pastis du matin et la tequila de la veille lui restaient sur l'estomac. Il en avait assez de ces boissons décapantes. Il avait envie de quelque chose de doux et corsé à la fois, léger et profond, élégant, fruité, harmonieux... et raisonnablement alcoolisé. Tout en rêvant à une telle merveille, il s'endormit. Or, quand il se réveilla, tout avait changé autour de lui. Les collines pelées s'étaient couvertes de vignes, de châteaux, de petites routes et de jolis villages. Le diable se frotta les yeux et vit à côté de lui un verre à pied rempli d'un liquide rouge très foncé. Il goûta prudemment puis but lentement. Il savoura chaque gorgée tout en contemplant le paysage. La douce lumière dorée de cette fin d'après-midi médocaine l'emplissait d'un bonheur inconnu. - C'est ça mon paradis, se dit-il. Le bon dieu peut se garder le sien, avec ses anges qui jouent du pipeau dans les nuages ! Et l'enfer, je le laisse aux jeunes démons. Moi je m'installe ici.

Quelques temps plus tard, les deux vieux ennemis se retrouvèrent sur le bord de la 215, à l'entrée de Listrac. Le bon dieu conduisait toujours sa mercédès truc chouette, mais le diable arriva au volant d'un berlingo tout neuf. - Moi Vivant! s'exclama le bon dieu, quel pays difficile ! J'ai semé du blé et planté des betteraves, ça n'a rien donné. J'ai essayé l'orge, l'avoine, et le seigle. Ce n'était guère mieux. Tout ce que j'ai réussi à faire pousser, c'est une pauvre lande et j'y ai mis quelques bergers qui tirent le diable par la queue, si j'ose dire. Mais toi, je suppose que tu n'as rien pu tirer de ton pays de grave, mon pauvre ami ! - Regarde ces vignes, répondit le diable en pointant son doigt vers l'est. Je ne suis pas mécontent du vin qu'elles donnent. - Des vignes et du vin ! s'exclama le bon dieu d'un ton supérieur. Tu ne lis pas les journaux ? C'est la crise à cause de la concurrence des vins d'ailleurs. - Celui-ci se vendra toujours, assura le diable, parce que c'est le meilleur du monde. Tiens, goûte moi ça. Et il déboucha une bouteille de Margaux. Le bon dieu admit qu'il n'avait jamais rien bu d'aussi bon et regretta d'avoir laissé un tel terroir au diable. Très vexé, il remonta dans son 4x4 et partit vers Bordeaux.

On ne le revit jamais dans le Médoc. Désormais, le diable régna seul sur toute la presqu'île : il invita des collègues de l'enfer hollandais qui drainèrent les marais et les palus. Puis, il borda les côtes océanes de belles plages de sable fin sur lesquelles il fit déferler de superbes rouleaux. Enfin, il inventa le surf. Et les plages naturistes. Mais cette dernière trouvaille mécontenta le bon dieu qui envoya sur le Médoc la onzième plaie d'Egypte : une grêle de pignes s'abattit sur le pays pendant onze jours et onze nuits. À l'aube du douzième jour, le diable les ramassa une par une. Puis, il fit pousser des arbres à croissance rapide pour y suspendre les projectiles divins : c'est ainsi qu'il donna naissance aux pins, pour la plus grande joie des écureuils et des cueilleurs de bidaous. Le diable qui préférait les cèpes planta aussi des chênes dans des coins connus de lui seul, du moins au début. Et il dota le pays de bien d'autres agréments que chacun peut découvrir et apprécier à sa guise. Bien sûr, tout ne fut pas désormais absolument parfait : il n'y a jamais de vagues pour le Lacanau Pro (compétition internationale de surf). Et les gendarmes surveillent toujours notre vieille 215 désormais tristement déclassée en vulgaire route départementale. Le diable pense que ce sont là de petites revanches du bon dieu.

Conte extrait du livre d’Annie Bournat, Contes du médoc d’hier et d’aujourd’hui, Éditions le chant de la tortue, 2005, p.7-16.