Pey Berland, saint archevêque du Médoc, (1375-1458).

En 1431, Bordeaux et l'Aquitaine fêtaient leur nouvel archevêque, Pierre Berland, appelé familièrement « Pey », diminutif de Pèire, Pierre en gascon, un ecclésiastique originaire d'Avensan en Médoc. Déjà très populaire à cause de sa vie vertueuse et de sa générosité, de son attachement à son pays et de ses qualités politiques et diplomatiques, Pey Berland devint dans le contexte agité de la Guerre de Cent ans le principal « représentant de la cause nationale », selon l'expression de Henry Ribadieu (1), c'est-à-dire de la défense de l'Aquitaine et de son association avec le royaume d'Angleterre, contre les prétentions françaises qui visaient à récupérer le duché qui, depuis le remariage d'Aliénor avec Henri Plantagenêt (1152), se trouvait uni à la couronne anglaise. Pey Berland est en quelque sorte, comme figure « nationale », l'équivalent gascon de Jeanne d'Arc, même s'il n'a, lui, jamais pris les armes et si son pays a finalement subi la conquête française de son vivant-même, à la suite de la bataille de Castillon (1453), ce qui provoqua sa démission, forcée, et son retrait de la vie publique (1457). Force est cependant de constater que, contrairement à Jeanne d'Arc, notre « dernier évêque gascon » fut la victime de l'histoire de France. La conquête de l'Aquitaine par les armées de Charles VII et celle, qui suivit, des esprits, le rendit suspect aux yeux des chantres du roman national français qui ne manquèrent pas de souligner ses sympathies et son engagement envers « l'ennemi héréditaire » anglais. Dans ces conditions, peu à peu, Pey Berland tomba dans l'oubli malgré quelques tentatives de réhabilitation, notamment à la fin du 19ème siècle.

Si aujourd'hui Pey Berland est connu, c'est essentiellement parce que la place de la cathédrale et la tour qui la jouxte portent son nom ; mais bien peu de Bordelais et d'Aquitains « soupçonnent l'importance et la valeur de cet archevêque, exemple achevé du Gascon qui ne séparait pas l'attachement à sa patrie de la fidélité à la couronne d'Angleterre », écrit Bernard Guillemain dans la grande histoire de Bordeaux (2). Seuls les Médoquins, nous le verrons, ont maintenu sa mémoire et son culte, à beaucoup d'égards, sous forme de légendes populaires pas forcément en accord avec l'histoire authentique. Il y a donc un problème Pey Berland, voire une affaire et même un scandale. On a le sentiment que tout a été mis en œuvre pour reléguer Pey Berland aux oubliettes de notre histoire locale : son tombeau édifié dans la cathédrale Saint-André de Bordeaux a été victime des aménagements successifs de cet édifice ; les tentatives de canonisations ont toutes échoué, et nul monument, nulle statue, contrairement à Jeanne d'Arc, dont la célébration n'a pas beaucoup de sens en Aquitaine, rappelons-le, n'ont été commandités par nos édiles pour célébrer sa mémoire. Face à cette amnésie plus ou moins volontaire et organisée, il n'est donc pas inutile, afin de nous réapproprier cette personnalité oubliée de notre roman régional, de présenter quelques éléments de sa biographie et de mettre en relief son identité aquitaine... et médoquine.

Pey Berland vit le jour en 1375 dans un hameau de la paroisse d'Avensan, près de Castelnau, nommé aujourd'hui Saint-Raphaël, à cause d'une chapelle dédiée à cet archange que notre archevêque fit édifier sur l'emplacement d'une dépendance de sa maison familiale. La légende raconte qu'issu d'une famille de modestes cultivateurs il passa son enfance comme berger dans la lande du Médoc. Rien donc ne le préparait à une prestigieuse carrière. Mais une rencontre, dit-on, changea le cours de sa vie : « Un jour, indique la tradition orale locale recueillie par Alain Viaut, il gardait ses moutons. Il était assis et avait nettoyé un petit espace de terre et à l'aide de son bâton il était en train d'écrire quelque chose. Il ne savait ni lire ni écrire ; or il traçait des signes sur le sol. C'est alors que survint un « mossur » (un « monsieur »), qui était curé... Je ne sais pas exactement ce qu'il était, un évêque peut-être... et qui s'intéressa à ce que faisait le gamin : - Que hèdes donc mon petit aqui ? (Que fais-tu donc mon garçon ?) – O Be... m'amusi (Oh! Eh bien, je m'amuse.) - Sabes ce que as escriut? (Sais-tu ce que tu as écrit ?) - Nani. (Non.) - E be! As escriut de las frasas en latin. (Eh bien! Tu as écris des phrases en latin.) Ainsi, ce monsieur qui était curé, je ne sais pas trop, s'attacha à Pey Berland. Il lui fit quitter son occupation, puis l'amena à Bordeaux où il devint ce que nous savons. Voici la légende... (3) »

En réalité, il semble bien que les parents de Pey Berland étaient des agriculteurs relativement aisés et que le personnage qui lui apprit les premiers rudiments du savoir était un notaire retiré dans le voisinage, Pierre de Bruges, auquel notre archevêque rendra un hommage appuyé dans son testament et qu'il fit enterrer en l'église Saint-Michel de Bordeaux. Plus tard, Pey Berland étudia à Bordeaux où il suivit les cours de l'école de l'archevêché, avant de se rendre à l'université de Toulouse - il n'y avait pas à l'époque d'université dans la métropole aquitaine - où il obtint le titre de bachelier en droit canon. À son retour à Bordeaux, il fut ordonné prêtre vers Noël 1390 par l'archevêque du lieu, François Ugucionne, qui le prit à son service, le fit chapelain de l'église des Carmes, puis chanoine de la cathédrale Saint-André (1410). Agissant comme secrétaire et conseiller de l'archevêque, Pey Berland suivit celui-ci dans ses voyages en France, en Angleterre et en Italie (concile de Pise) et prit part aux affaires politico-religieuses de l'époque dans lesquelles son patron joua un rôle actif. La confiance entre les deux était telle que ce fut Pey Berland qui administra les derniers sacrements à l'archevêque de Bordeaux, retiré en Toscane d'où il était originaire. Désigné comme son exécuteur testamentaire, Pey Berland fit porter et inhumer François Ugucionne à Rome avant de partir en pèlerinage en Terre Sainte.

Revenu à Bordeaux, Pey Berland se vit confier la cure de Bouliac et la « prébende » qui était associée à cette fonction. Il fut aussi introduit dans la plus haute instance du duché, la cour souveraine de Guyenne. À cause de son expérience, de sa culture et de sa vie exemplaire, il devint une des grandes et des plus populaires personnalités de la ville et de son pays, l'Aquitaine. Il n'est pas étonnant qu'en 1429, à la mort de l'évêque de Bordeaux, David de Montferrand, le chapitre de la cathédrale le choisît pour le remplacer. Cette élection fut confirmée par le pape Martin V. Pey Berland se rendit à Rome pour recevoir des mains mêmes du Saint-Père la consécration épiscopale (un bas-relief de l'église d'Avensan, commandé par le nouvel évêque, représente cette consécration). On notera que dès son arrivée à Rome il envoya une procuration au chanoine archidiacre du Médoc, Nicolas de Gibran, pour qu'il prît en son lieu et place possession de l'archevêché, marquant ainsi sa confiance envers un prêtre de sa « petite patrie ». Lors de son retour à Bordeaux, une réception solennelle et grandiose fut organisée. La modestie bien connue du nouvel évêque dut certainement en souffrir, remarque son principal biographe, Raimond Corbin, mais, ajoute-il, son peuple tenait beaucoup à une telle célébration (4). Pey Berland gouverna le diocèse de 1430 à 1456. Il fut la grande figure de la dernière période de l'Aquitaine « anglaise ». Sa popularité tenait d'abord à ses qualités sacerdotales et à sa vie ascétique. « Sa piété réglait sa vie [...]. Ses proches le virent souvent, dans sa chambre, prier à genoux, mains jointes, ou méditer sur les livres sacrés », et pendant ses repas il se faisait lire la Bible « car il ne goûtait guère les propos de table et condamnait la volubilité habituelle aux clercs (5) ».

Sensible à la pauvreté et aux souffrances du petit peuple, il ne ménagea pas ses efforts pour lui venir en aide. Ce fut par exemple le cas lorsque le Médoc connut une grande disette à la suite des expéditions ravageuses en 1437-1438 dans la presqu'île des troupes mercenaires commandées par un « capitaine » d'origine espagnole à la solde du roi de France Charles VII, Rodrigues de Villandrado. Afin de soulager la misère de ses compatriotes, Pey Berland leur fit livrer des charrettes de blé, de mil et de vin. Pey Berland s'appliqua en outre à redorer le blason de l'Église, en particulier dans le domaine de l'architecture. Il ordonna la réfection de plusieurs bâtiments religieux de son diocèse, comme l'église de Soulac, et fit élever à côté de la cathédrale Saint-André, sur le site d'un vieux cimetière et d'une source antique, célébrée par Ausone dans son beau poème sur Burdigala, le campanile qui porte son nom et dont il posa la première pierre le 6 octobre 1440. Plus tard, on plaça au sommet de la tour une vierge en cuivre qui a le regard tourné vers le Médoc.

La célébrité de Pey Berland doit aussi beaucoup à son dynamisme pour former une élite intellectuelle et ecclésiastique de qualité. À cette fin, il créa le Collège de Saint-Raphaël (1443) dans le but d'instruire en vue de la prêtrise des jeunes gens d'origine modeste. Cette institution accueillit douze écoliers dont six originaires du Médoc - ce qui fait de Pey Berland un précurseur des politiques de discrimination positive - présentés par le curé de leur paroisse.

Mais l'initiative la plus spectaculaire fut sans doute la création de l'Université de Bordeaux (1441), institution qui manquait à l'organisation du duché. Placée sous la protection du pape et du roi d'Angleterre, la nouvelle université visait à réagir contre l'influence des universités françaises vers lesquelles les jeunes Aquitains devaient s'expatrier faute d'établissement local d'enseignement supérieur. L’université s'établit dans le couvent des Carmes. On y enseignait la théologie, le droit canon, le droit civil, la grammaire et la médecine notamment. Mais ce fut surtout comme « défenseur de la cité », comme le nomme Henry Ribadieu, que Pey Berland acquit ses titres de noblesse. Si en droit cette fonction devait revenir aux autorités politiques à proprement parler (le sénéchal, représentant du roi d'Angleterre, les jurats de Bordeaux), la situation de crise, provoquée par la conquête française fit de l'archevêque de Bordeaux le protecteur et le champion de l'identité gasconne : « Le peuple, livré aux influences diverses qui se partageaient la cité, donna sa confiance au seul homme dont le dévouement à la chose publique fut exempt de toute ambition personnelle (6) »

Lors de la première capitulation de Bordeaux (1451), Pey Berland mena les négociations avec les représentants du roi de France pour aboutir à un traité relativement favorable aux Bordelais (amnistie, maintien des franchises et coutumes locales). Lorsque la ville fut reprise (1453), après une période de restauration du pouvoir anglo-gascon, il ne put s'opposer aux humiliations et aux conditions très dures dictées par les impitoyables vainqueurs. Pey Berland fut mis à l'index et subit toutes sortes de brimades. Retiré en son Collège de Saint-Raphaël, il dut démissionner au profit d'un favori de Charles VII, Blaise de Gréelle. Il mourut le 17 janvier 1458. Selon ses volontés, son corps fut revêtu d'un vêtement noir, par souci d'humilité et sans doute aussi en témoignage de sa démission forcée. Il fut enterré à la cathédrale Saint-André dans un tombeau de marbre qu'il avait fait construire. Le nouvel archevêque, lui, n'assista pas aux funérailles par prudence.

Le tombeau du « dernier évêque gascon » fit l'objet de dévotions et de pèlerinages jusqu'à la fin du 18ème siècle. On venait de tous les coins de l'Aquitaine pour implorer sa protection et solliciter des guérisons. Des miracles lui furent attribués. Dans toute la région, Pey Berland était considéré comme un saint. Louis XI, cherchant à se concilier les Aquitains, demanda une enquête en vue de la canonisation de l'illustre archevêque. Pie II l'ordonna le 23 mars 1462. Elle fut terminée en 1467 mais resta sans suite, le Saint-Siège expliquant qu'elle ne comportait pas assez de preuves et de précisions sur les miracles qui se seraient produits. L'affaire de la canonisation fut reprise sans plus de succès en 1879. (Notons que c'est à cette époque que furent publiés la plupart des ouvrages sur Pey Berland.) Curieusement, une grande partie des documents de l'enquête originale s'était égarée.

Son biographe laisse penser qu'en réalité c'était la question délicate de son patriotisme qui était la cause réelle de cette non-reconnaissance (7). Entre temps, la tombe de Pey Berland avait disparu, victime des dégâts de la Révolution et/ou des aménagements de la cathédrale ; ce qui expliquerait la cessation de son culte. Cependant, des fouilles entreprises en 1863 permirent de retrouver quelques ossements, dont certains, dit-on à l'époque, « présentaient le caractère typique des Médocains » (sic !) (8) et des lambeaux d'habits dont de nombreux fidèles demandèrent des fragments considérés comme des reliques, sans que l'on ait pu vraiment les identifier. Depuis cette époque, rien n'a été entrepris pour réhabiliter la mémoire du « défenseur de la cité » et réactiver son culte.

Les Médoquins, eux, cependant, continuent à vénérer leur grand homme. Qu'il soit ou non canonisé leur importe peu. Ils savent plus ou moins confusément que Pey Berland était l'un des leurs, qu'il fut une importante figure « du temps des Anglais » et comme nous le dit un jour un vieux paysan de Saint-Raphaël, « qu'il avait sans doute eu raison de s'opposer à ceux qui voulaient envahir le Médoc ». En outre, bien des croyances lui attribuent des pouvoirs surnaturels, comme celui d'arrêter les orages ou d'aider les femmes à avoir des enfants - pour cela elles doivent faire sept fois le tour de la chapelle de Saint-Raphaël. Tous les ans le 15 juillet, jour supposé de sa naissance, ou le dimanche qui suit, une fête et un pèlerinage sont organisés à Saint-Raphaël pour lui rendre hommage. Une messe est célébrée dans la chapelle où son sceau, que l'on vient toucher ou embrasser, est exposé toute la journée, mais l'on se rend aussi ce jour-là à Saint-Raphaël pour pique-niquer sous les vieux chênes et passer un bon moment dans une ambiance de fête populaire. La fête de Saint-Raphaël est un moment de convivialité retrouvée.

Mais il arrive aussi que le « défenseur de la cité » reprenne du service, comme ce fut le cas le 20 juillet 1975 lorsque cette fête prit des allures de résistance au projet de construction d'une route qui, craignait-on, aurait traversé et coupé en deux le site de Saint-Raphaël. Je garde précieusement l'affiche de cette manifestation montrant Pey Berland surgir de la lande et brandir sa crosse devant les bulldozers. Finalement, on n'entendit plus parler de ce funeste projet. L’évocation de Pey Berland avait fait son œuvre. Je ne suis pas certain pour autant que cela puisse aider à sa canonisation, mais au moins notre archevêque médoquin s'en trouva-t-il confirmé dans sa vocation de « défenseur de la cité ».

1. H. Ribadieu, Histoire de la conquête de la Guyenne par les Français, Paul Chaumas Libraire-Éditeur, Bordeaux, p. 140.

2. B. Guillemain, « L’archevêque Pey Berland et la fondation de l'Université de Bordeaux », in Bordeaux sous les rois d'Angleterre, sous la direction de Yves Renouard, Fédération historique du Sud Ouest, Bordeaux, 1965, p. 523.

3. A. Viaut, Récits et contes populaires du Bordelais recueillis dans le Médoc, Gallimard, Paris, 1981, p. 81.

4. R. Corbin, Histoire de Pey Berland et du pays bordelais au XV siècle, Imprimerie Générale E. Crugy, Bordeaux, 1888, p. 110.

5. Bordeaux sous les rois d'Angleterre, op. cit. p. 527.

6. H. Ribadieu, op. cit., p. 139.

7. R. Corbin, Pey Ber/and. Sa tombe et son culte, Imprimerie Nouvelle A. Bellier et Cie, Bordeaux, 1886, p. 30.

8. Ibid., p. 17.

Texte extrait du livre de Christian Coulon, Médoc, les valeurs du lieu et autres textes, éditions Confluences, 2014, p.173.184.

[Note d’éditeur : L’orthographe « médoquin » a été délibérément choisie pour respecter l’écriture classique et occitane.]